La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Le choix de la langue
| 26 Sep 2017

Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…

Les essais spirituels et les romans picaresques où le zen tient la place de choix sont rares. Il existe bien sûr quelques précédents. La fascination de la Beat Generation pour les maîtres zen. Les livres de Gary Snyder et le précieux Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de Robert M. Pirsig. Mais tous proviennent de la géographie lointaine de la côte ouest américaine et des années 60 du siècle passé. C’est à Paris que se situent les romans de M.C. Dalley, pseudonyme de Philippe Rei Ryu Coupey, maître zen américain, vivant et enseignant le zen à Paris. Car c’est à Paris que s’est déroulée la rencontre qui a déterminé sa vie, celle avec son maître japonais Taisen Deshimaru. Dans ses livres [1] comme dans son enseignement, la traduction et la transmission sont au cœur d’une vision singulière du monde. L’Hamattan a publié son roman Un remède de cheval [2] quelques mois plus tôt. Son essai Les Deux Versants du zen [3] sortira cet automne.
Agnès Villette

 

Vous êtes un maître zen et un écrivain américain qui vit en France depuis plus de quarante ans. Vos romans sont écrits en anglais, traduits en français par Luc Boussard alors que votre enseignement zen est écrit et délivré en français. Dans vos essais spirituels, cela varie. Il y a toujours eu un chassé-croisé entre ces deux langues, dans votre vie comme dans votre écriture.

Mes fictions sont toujours écrites en anglais. Les kusens – c’est à dire l’enseignement délivré à l’oral puis publié à l’écrit – étaient auparavant rédigés en anglais, mais maintenant je les écris exclusivement en français. Cela me convient car je connais la terminologie, mieux que la terminologie anglaise que j’ai un peu oubliée. Il m’est arrivé de traduire, mais c’étaient des textes d’ingénierie. Il m’est aussi arrivé de traduire Deshimaru à l’oral, en kusen, de l’anglais vers le français. J’ai également traduit quelques bulletins de l’Association zen internationale du français vers l’anglais. Mais j’ai arrêté. Traduire est un art. Quant aux romans que j’ai écrits, ils n’ont rien de sacré : si un traducteur se présente pour traduire, je souhaite qu’il s’approprie mon texte. Qu’il ait l’espace, qu’il trouve sa propre musique. Je suis ouvert. Je peux comprendre, si on est un poète… Il y a une musique pure. Les mots deviennent secondaires, la ponctuation devient secondaire, soumise au son et au rythme.

Lors de votre enseignement zen, vous êtes très précis quant au choix des mots, vous faites constamment attention au lexique et à sa portée.

C’est inévitable lorsque l’on parle devant cent personne, il faut être aussi exact que possible. Cela étant dit, je n’accorde pas d’importance aux mots eux-mêmes. Quand il traduit un roman, un traducteur peut choisir un mot ou un autre. L’important, c’est que cela résonne avec mon propre esprit. Mais même mon esprit est temporaire. Comme les mots d’ailleurs. Selon le moment, je pourrais choisir un autre mot, voire son contraire. Dans l’enseignement, il m’arrive de prendre sciemment des positions différentes, cela dépend à qui on s’adresse. Rien n’est pareil. Tout dépend du moment.

Vous êtes un grand lecteur de littérature, vos auteurs de prédilection sont d’ailleurs des écrivains que vous avez lus en traduction : Cervantès, Rabelais, Céline…

Il y a cet écrivain écossais, James Kelman : il est comme un Joyce moderne. Céline, je l’ai lu en français. Rabelais, dans les deux langues. Emerson, Thoreau ont été importants aussi. J’ai été très influencé par des écrivains britanniques, comme Thackeray, Dickens, les écrivains victoriens. J’ai fait des études de littérature aux États-Unis, mais même sans ça je les aurais lus. J’aurais pu devenir plombier. Einstein disait que s’il pouvait refaire sa vie, il choisirait d’être plombier. Je n’irais pas jusque là. Pour être plombier, il faut travailler, il faut vraiment se mettre au boulot. Je ne voulais pas travailler, donc j’ai étudié la littérature. Après mes études, je me suis retrouvé à la rue.

Mais écrire des livres spirituels ou des romans, c’est un travail !

C’est un travail, mais je pensais plutôt à la dimension du contrat, du salaire et du fait de ne pas avoir le choix. Alors que l’écriture permet de faire ce que l’on souhaite. On écrit quand on veut écrire.

Ces deux langues, le français et l’anglais, semblent avoir un rôle différent suivant que vous écrivez des kusens ou des fictions.

Lorsque j’écris des romans, les mots me viennent en anglais. Je ne suis pas comme Samuel Beckett, qui pouvait écrire en français sa trilogie Molloy, Malone, L’Innommable, et la traduire après coup. Je serais incapable de traduire une seule ligne de mes romans. Dans une autre langue, j’entends une autre musique. Beckett est un génie dans les deux langues. Mais comment ce génie de créativité est-il capable de traduire ses œuvres sans les modifier ? Je ne peux pas me traduire, je peux seulement inventer. Pour moi, qui n’aime pas trop les koans, Beckett est un koan. Et dans un koan, on ne transforme rien. Comment est-il possible de traduire sans percevoir autre chose, sans transformer ? C’est comme s’il avait une image préalable de l’œuvre, qui ne varie pas d’une langue à l’autre. Beckett était peut être fou. Moi, au contraire, je changerais tout. 

Est-ce que vous retrouvez votre style dans vos romans traduits ?

Les traducteurs ont une voix différente, et je me fiche de reconnaître mes livres dans les traductions de Luc Boussard. Je ne cherche pas à me retrouver. L’important, c’est que cela fonctionne. Mon roman Un remède de cheval, qui vient de sortir chez L’Harmattan sous mon pseudonyme M.C. Dalley, est en fait une nouvelle édition que j’ai retravaillée et qui, à mon avis, est bien plus aboutie que la version en anglais. Dans cette autofiction qui raconte les déboires d’un pratiquant du zen qui tente de conjuguer sa vie nocturne dans les bars de Montparnasse avec la pratique matinale du zen au dojo de Pernety, on m’a souvent reproché le côté répétitif. Le personnage se lève le matin, va au dojo, chaque journée apporte son lot d’événements. Et le lendemain, tout recommence. C’est similaire mais très différent. J’ai eu toutes sortes de réflexions de la part des éditeurs. Un éditeur anglo-saxon m’a répondu qu’il le publierait volontiers à la condition d’ajouter davantage de sexe, avec des moines zen qui séduisent des nonnes zen. Je suis tombé des nues à la réception de ses lettres. Il y a aussi ce critique littéraire américain qui a écrit que le livre était dangereux pour la diffusion du bouddhisme en Occident et qu’il ne devrait donc pas être publié… En fait, Un Remède de cheval est le premier d’une trilogie, il y a eu ensuite Le Temple de l’évanescence, et je travaille actuellement au troisième volet de la trilogie. C’est toujours le même personnage, un pratiquant du zen qui quelque part répond à cette questions que ceux qui ne connaissent pas le zen se posent : où est le satori dans toute cette histoire ? Dans le second volume, le maître est mort et le personnage continue de pratiquer, mais doit faire de la prison. Dans le troisième en cours, le personnage se rend en Inde, pour faire un deal de drogue, sous l’identité d’emprunt d’un maître zen. C’est un imposteur, mais il est on ne peut plus authentique. Pour tenir son rôle, il est forcé d’enseigner, et son enseignement est bon, ses soi-disant disciples sont des hors-la-loi, des trafiquants de drogue qui, pour ne pas éveiller le doute des autorités, sont obligés d’écouter son enseignement. Évidemment, l’intrigue soulève des tas d’hypocrisies au sein du bouddhisme et, du coup, les éditeurs, même bouddhistes, le voient comme une insulte.

Le texte qui est publié cet automne chez l’Harmattan a une longue histoire. Il s’agit des enseignements délivrés par Deshimaru – alias Yakumatsu dans le roman – un maître zen qui a enseigné à Paris entre 1967 et sa mort en 1982. Il a fondé l’Association Zen Internationale qui a essaimé dans toute l’Europe, engendrant les milliers de pratiquants du zen Soto que l’on connaît aujourd’hui. À l’époque de la première publication du livre, vous n’étiez pas le traducteur – Deshimaru parlait l’anglais – mais le scribe en langue anglaise du maître. C’est donc vous qui avez travaillé les enseignements oraux qui étaient délivrés pour en élaborer une version écrite.

Le livre de Deshimaru, Les Deux versants du zen, va être publié cet automne. Il a d’abord été publié en 1994 sous le titre Le Rugissement du lion, puis en anglais il est devenu Sit, publié aux États-Unis chez Hohm Press. Personne ne voulait de ce livre aux États-Unis, cela a pris dix-neuf ans pour trouver un éditeur dans ce pays. Personne ne veut toucher aux écrits ou plutôt à l’enseignement de Deshimaru. C’est peut être ce qui arrive aux grands personnages. Et Dieu sait qu’il était quelqu’un de très grand. Il deviendra dans le futur le premier patriarche zen en Europe. Mais cela a tout de même pris dix-neuf ans ! C’est moi qui me suis chargé d’approcher les éditeurs. Je me suis rendu à New York pour rencontrer les éditeurs de littérature spirituelle comme Wisdom ou Shambhala, entre autres, et je leur ai donné le texte. C’est un manuscrit puissant. Il évoque le débat et la confrontation entre les deux traditions du zen, le Rinzai et le Soto. Les réactions des éditeurs ont été unanimement hostiles. Deshimaru critiquait le zen américain, c’est la source de leur désapprobation. Ma propre maison d’édition aux États-Unis, sans mon accord, a opéré des coupes dans un autre texte, La Voix de la vallée. J’ai toujours été censuré. Si j’allais au Japon, ce serait différent, tous les bons élèves du zen ne vont-is pas au Japon ? Mais je suis un auteur américain à Paris.

Des écrivains américains à Paris, il y en a eu beaucoup…

Ah, oui, Hemingway, Miller et les autres. Mais c’était un autre temps. Je suis arrivé trop tard pour eux mais trop tôt pour nous !

Philippe Rei Ryu Coupey
Propos recueillis par Agnès Villette

M.C.Dalley, Un remède de cheval, L'Harmattan, 2016[1] La bibliographie de Philippe Rei Ryu Coupey est disponible sur le site Zen Road.

[2] M.C. Dalley, Un remède de cheval, traduit de l’anglais (États-Unis) par Luc Boussard, L’Harmattan, 2016.

[3] Taisen Deshimaru, Philippe Coupey, Les Deux Versants du zen,  traduction de Vincent Bardet, à paraître en novembre 2017 aux éditions de l’Éveil.

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