Comment restituer, transmettre une pensée ? C’est une question ancienne pour les artistes, quels que soient leurs modes d’expression, et l’actualité nous invite encore une fois à passer en revue quelques réponses possibles.
Avec Le reste sans changement se clôt un travail d’écriture au long cours, celui des Carnets d’André Blanchard, publié tout d’abord chez Erti puis au Dilletante. C’est la mort de son auteur, l’année dernière, qui a marqué la fin de ses carnets, ouverts en 1987, et où l’employé municipal d’une galerie d’exposition de Vesoul consignait ses pensées sur le monde dans lequel il vivait, un monde surtout peuplé de livres. Si son amour pour Flaubert transpire à chaque page, la détestation ou le mépris de Blanchard pour bon nombre de ses contemporains sont également très présents dans ces pages, qui nous montrent aussi toutes les contradictions d’un intellectuel qui écrit sans filtre, au fil des jours. Ces contradictions sont parfois au service d’une mauvaise foi qui n’enlève rien à la vérité du moment. Ainsi, de 1987 à 2014, ces carnets sont-ils l’expression d’une pensée en mouvement, et donc pour partie forcément changeante.
À Pompidou-Metz, le commissaire d’exposition Pascal Rousseau s’est lui attelé à une tâche immense avec Cosa mentale. Les imaginaires de la télépathie dans l’art du XXe siècle, qui nous propose de traverser l’histoire de l’art de 1880 à nos jours, en s’intéressant à la fascination des artistes pour les modes de communication de la pensée. Du symbolisme à nos jours, avec un passage obligé par les surréalistes, l’exposition propose avec sérieux et humour à la fois de revenir sur des œuvres au premier ou au vingt-troisième degré, des expériences de spiritismes ou totalement loufoques, sans jamais bien sûr percer quelque mystère que ce soit, puisque l’important, c’est d’y croire. Le livre qui paraît à cette occasion est bien plus qu’un catalogue, et propose une véritable somme, rigoureuse et scientifique, sur un sujet qui nous offre aussi bien l’occasion de frissonner, de rire ou de tripper, selon l’état de notre humeur.
Nicolas Bouchaud et Eric Didry poursuivent quant à eux un chemin original et exigeant dans le théâtre français. Après avoir transposé pour la scène des entretiens donnés par Serge Daney dans La Loi du marcheur, puis le journal de bord d’un médecin de campagne, par le prisme de l’écriture de John Berger, dans Un métier idéal, l’acteur-créateur et le metteur en scène nous font cette fois partager la pensée de Paul Celan, dans Le Méridien, à partir du discours prononcé par le poète, en 1960, lorsqu’il reçut le prix Büchner. Avec cette vaste réflexion sur l’art, la poésie, le théâtre, on touche là, me semble-t-il, à la limite de ce qui est transmissible le temps d’une représentation, la pensée de Celan étant parfois si fulgurante qu’il nous faudrait lire plusieurs fois plusieurs phrases pour espérer en approcher pleinement le sens. Mais la capacité phénoménale de Nicolas Bouchaud de s’adresser à chacun des spectateurs individuellement rend ce moment de partage toujours riche, toujours passionnant, toujours généreux, même si l’on peut décrocher, de temps à autre, de la pensée du poète, Celan ne manquant pas lui-même d’opérer des décrochages poétiques au sein de son discours. Si l’on sortait de La Loi du marcheur en ayant envie de lire Serge Daney et de voir ou revoir Rio Bravo, il y a fort à parier que beaucoup voudront lire Paul Celan après avoir vu Le Méridien. La transmission de pensée opère donc à plein !
Arnaud Laporte
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