La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Tyler devient hardeur
| 31 Août 2015

“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?

Il fera à son corps tout ce qu’on lui demande.

C’est le paysan perverti par lui-même, et qui se présente comme tel : “Bienvenu sur ma page ! Je suis un gars de 21 ans avec une vraie grosse bite épaisse […]. Je suis d’Alabama, j’ai donc ce charme particulier dont vous avez tous entendu parler et j’aime m’exhiber comme vous pouvez le voir ici !” Et de fait, celui qui se présente sur XTube comme Tyler Camp (pseudo 1bamaboy19) a un tel accent sudiste qu’on ne comprend à peu près rien à ce qu’il raconte. Un truc de tabac chiqué, chuintant, un peu rauque. Car il parle beaucoup, tout en se masturbant, la plupart du temps, et en éjaculant à la fin : le garçon n’est pas avare. Il pratique le plan-séquence, ses films durent 20 ou 40 minutes, montage interdit, Bazin se serait joui dessus de bonheur esthétique.

Dans une de ses premières vidéos, 1bamaboy19 dit qu’il a envie de devenir pornstar parce que c’est de l’argent facile et rapide. On sait qu’il travaille dans les bois, ou habite non loin d’un bois, car il s’y filme et a les ongles un peu noircis du travailleur manuel. Quand il sort du bois, précise-t-il, Tyler “aime tirer sur des trucs, rien de fou, hein, sur des cibles, mais pas chasser, et aussi avec des mitrailleuses parfois.” Face à sa cam, 1bamaboy19 est en général installé sur un divan de cuir noir, qui se déplie en lit. Il a une lampe de chevet du supermarché du coin, porte des lunettes en permanence, regarde parfois des pornos sur sa tablette. Il dit “certains m’ont demandé si c’était vraiment mon lit. Oui, c’est vraiment mon lit.”

L’ensemble de ses vidéos constitue une curieuse série documentaire sur un type qui essaie tout ce qu’on fait dans le porno, mais dans le porno alternatif. Le titre pourrait être Tyler devient hardeur. Il se fait couler de la cire sur les génitoires mais, comme il n’est pas doué, il se fait mal et s’excuse d’avoir dû couper la vidéo au lieu de laisser comme d’habitude la caméra tourner. Il tente le CBT (“cock and ball torture”) en se tapant sur les testicules à coups de règle en bois. Il s’enfonce des sondes dans l’urètre. Apparemment ça pique un peu au début. À un moment (“4 months ago” indique le site), il annonce qu’il a couché pour la première fois avec une fille et pour fêter ça, il décide de se livrer à une nouvelle expérience devant nous : “je me doigte et je localise ma prostate pour la PREMIÈRE fois et wouaouh comment l’orgasme était INTENSE !!” Le plus intéressant n’étant pas la difficulté technique des galipettes mais l’espèce de naturel, d’anti-glamour que met Tyler à toutes ses actions : tout en se faisant “des choses de l’autre monde” comme disait votre grand-mère, il se frotte le nez, toussote, se gratte, enregistre tous les micro-ratages. À la différence de ses collègues qui focalisent leurs vidéos sur le moment de l’éjaculation, 1bamaboy19 met au contraire au centre la montée de son plaisir.

Ce n’est évidemment pas le premier hétéro à s’exhiber sur un site porno amateur. Son public est majoritairement gay, il les appelle ses “fans”, les invite à lui laisser des messages avec des idées de trucs à se faire. Il y a quatre mois, le personnage de sa “petite amie” est donc apparu dans ses vidéos : une jeune fille qu’il appelle Misty. On ignore si “Tyler” sait que le terme “Camp” signifie en anglais “affecté”,“surjoué” (le mot viendrait du français “camper”), qu’on l’utilise surtout pour désigner une certaine forme de “sous-culture” homosexuelle et que Susan Sontag en est une des théoriciennes. Il ne peut ignorer en revanche que “Misty” veut dire à la fois “floue” -ce que la jeune fille est par son rôle et son identité- et aussi “émotive” : c’est la pucelle qu’elle incarne à l’écran, sans qu’on sache si elle est complice ou victime de l’exhibitionnisme du garçon. Lequel vient d’annoncer sur sa page leurs fiançailles.

Sur le pectoral gauche de Tyler, un tatouage indique Eccl. 5.20. Que dit ce verset biblique ? “Car il ne se souvient guère des jours de sa vie tant que Dieu occupe son cœur à la joie.” Une sorte de version protestante et prostatique de Georges Bataille : “Je suis ouvert, brèche béante, à l’inintelligible ciel et tout se précipite, s’accorde dans un désaccord dernier, rupture de tout possible, baiser violent, rapt, perte dans l’entière absence du possible, dans la nuit opaque et morte, toutefois lumière, non moins inconnaissable, aveuglante, que le fond du cœur” (L’Expérience intérieure).

Éric Loret
Courrier du corps

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

L’oreille regarde (Thylacine + Rhodes Tennis Court)

Comment filmer un musicien populaire contemporain ? Prenons deux exemples : un qui filme et un qui joue, David Ctiborsky et Rhodes Tennis Court, respectivement. Le premier a suivi pendant deux semaines le musicien electro Thylacine dans le transsibérien, parti à la rencontre de musiciens locaux et d’inspiration. Le second, ce sont les musiciens de Rhodes Tennis Court, Marin Esteban et Benjamin Efrati, qui se décrivent comme “jouant face à face, comme à un jeu de raquettes, la compétition en moins”. Où l’on voit que c’est avec les yeux aussi qu’on fait de la musique. (Lire la suite)

Le poulet, cet incompris

Il suffit de taper “poulet” dans Vine ou “#poulet” et c’est la cataracte. Une jeune fille chante “j’ai pas mangé de poulet alors j’ai l’impression que je vais crever”. Des garçons se mettent à danser quand ils apprennent que leur “daronne” a fait du poulet. D’autres pleurent parce que le prix du poulet a augmenté. Une variante est possible avec le KFC, ce qui complique singulièrement la mise. En effet, on croyait avoir compris que ce délire gallinacé était le renversement d’un cliché raciste repris à leur compte par ceux qui en sont victimes. Bref, que les “renois”, en faisant toutes les variations possibles sur le poulet, se moquaient de ceux qui leur attribuent un goût particulier pour le poulet. Mais le poulet du KFC n’est plus exactement du poulet. C’est du poulet symbolique. (Lire la suite)

Vidéo musicale et vomi (comparatif)

L’idée de départ était de regarder deux vidéos musicales un peu contemporaines, pas trop flan façon Adele. On choisit donc Tame Impala et Oneohtrix Point Never pour la musique, soit respectivement le collectif Canada et l’artiste Jon Rafman pour la vidéo, même si dans ce second cas, le compositeur Daniel Lopatin a codirigé le clip. On regarde. L’œuvre de Rafman et Lopatin, Sticky Drama, titre idoine signifiant “drame collant”, ou en l’occurrence gluant, n’a pas manqué de détracteurs pour noter que c’était un peu dégoûtant, toutes ces pustules, ce pipi et ce vomi. Dans The Less I Know the Better de Canada, le personnage masculin aussi vomit, mais de la peinture, qui vient recouvrir le corps de la jeune fille, change de couleur et suggère des menstrues tartinant un entrejambe. (Lire la suite)

De l’instagrammatologie

Réussir son compte Instagram, ce n’est pas si facile. Parce que comme avec tous les instruments de création 2.0, le risque du “trop” n’est jamais loin. Vous avez dix mille filtres à dispo, des outils de recadrage, de réglage, etc. pour rendre une photo ratée acceptable. En général, une petite retouche suffit. Mais le syndrome “open bar” frappe régulièrement : on sature les couleurs, on ajoute un cadre vintage, et puis aussi un effet “vignette” qui fait trop mystérieux, tel un trait de kohl sous les yeux. Résultat : c’est plus un cliché, c’est un camion volé. À part ça, que montrer sur Instagram ? C’est en principe l’endroit où s’exprime votre créativité, votre voyeurisme s’exerçant quant à lui sur Facebook et votre sens du café du commerce sur Twitter. Comment accumuler les likes ou, au contraire, rater sa vie sur Instagram ? (Lire la suite)

Le #LogeurduDaesh vivait à saint Déni

De quoi pouvait-on bien rire encore après le 13 novembre ? Non pas rire sans rapport avec les attentats mais rire à leur propos, autour d’eux : comment les apprivoiser, les circonscrire psychiquement ? L’homme providentiel s’appelle Jawad Bendaoud. Les internautes l’ont hashtagué #logeurdudaesh, la faute de syntaxe valant comme signe de la parodie et de la duplicité. Il est devenu un mème en trois secondes et demie grâce à sa déclaration sur BFMTV : “On m’a demandé de rendre service, j’ai rendu service, monsieur. On m’a dit d’héberger deux personnes pendant trois jours et j’ai rendu service. Je sais pas d’où ils viennent, on n’est au courant de rien. Si je savais, vous croyez que je les aurais hébergés ?” Perçue comme un mensonge par de nombreuses personnes, la déclaration a donné lieu à des centaines de détournements. (Lire la suite)