La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La bande sauvage
| 30 Déc 2021
L’écrivain américain James Graham (dernier roman : le Plouc de Paris) vit à Paris où il a travaillé comme vélo-taxi pour gagner de quoi vivre et du temps pour écrire. Il nous raconte les riches heures de cette profession marginale pour marginaux.

Les derniers fêtards de la rue de Ponthieu n’étaient pas préparés à ce qui les attendait, pas plus que les employés fatigués qui fumaient près du quai de chargement : une bande de jeunes hommes, criant des obscénités tout en distribuant des coups de poing, d’autres à l’extérieur du cercle qui hurlaient et soufflaient dans des didgeridoos et tapaient sur des tambours devant le parking, au-dessus d’un immeuble aux lumières éteintes, habité par des lève-tôt. Non, personne ne savait trop quoi en penser. Paris a été envahi tant de fois par des infidèles de toutes sortes, des Romains aux Vikings, en passant par les Huns et les Nazis, mais aucun d’eux ne ressemblait à cette bande de joyeux drilles déchirant les dernières heures d’une soirée pluvieuse de printemps. Les Apaches étaient-ils de retour en ville ?

En 2011, il y avait peut-être une quarantaine de vélos-taxis à Paris. En avril 2014, il y en avait plus de cent et à la fin de cette année-là, plus de deux cents, dont beaucoup de gitans roumains. Qui étaient ces affreux infidèles, roulant dans la ville sans permis sur un engin inventé en France, véritable tradition parisienne d’avant la Première Guerre mondiale ? Ils en avaient, du culot. La police commençait à s’en apercevoir.

Paris avait-il déjà vu une telle bande de toutes cultures et de tous continents, vaste entreprise à trois roues qui envoyait des Congolais et des Colombiens, des Hongrois et des Bulgares, des Anglais, beaucoup de Français et quelques Américains, en quête d’aventure et de bon temps, tout en ayant la courtoisie d’emmener les Parisiens bloqués sous la pluie, sans parler des flottilles interminables de touristes perdus ? La réponse est oui, Paris en avait vu auparavant, lorsque les taxis n’avaient plus d’essence — mais c’était durant la guerre. Personne ne les attendait maintenant. Les flics les ont traités comme des voyous, cousins des grands échalas africains agitant leurs tours Eiffel en plastique, les ont pourchassés comme des lapins.

Après le traité de Schengen, les gitans roumains ont afflué, et il n’a pas fallu longtemps pour qu’ils commencent à escroquer tout ce qui avait un accent américain. Les plus pauvres des pauvres, venant des marais de la région de Sibiu, étaient des bandits de grand chemin qui conservaient leurs codes : ils envoyaient leur argent à la maison, construisaient des maisons en bois pour leurs grand-mères. C’était la première fois depuis des générations que quelqu’un de la famille pouvait vivre dans autre chose qu’une cabane inondée durant les crues.

Les forces de l’ordre nous ont ramené à la monotonie habituelle. Des carriéristes maniaques détruisent les pistes cyclables à toute vitesse, des tuk-tuks à batterie conduits par des esclaves passent devant nous, mais les marcheurs de la planète, ceux qui apportaient poésie et danger dans les rues d’une ville qui en avait désespérément besoin, que sont-ils devenus ? Où sont ces mystérieux cavaliers, ces Rimbaud de la roue, l’haleine chargée de haschich et les yeux clignotants comme s’ils venaient de traverser le désert avec un savoir secret, où sont-ils maintenant ? Les poètes d’antan ou de demain, où sont-ils passés ?

Formaient-ils une sous-culture ? Si un couple amoureux qui chuchote au coin de la rue en est une, alors eux aussi. La conspiration est la genèse de la vie, des microbes aux dirigeants des nations. Pendant quelques années, les vélos-taxis ont conspiré contre le temps, le destin et le bon goût des Bobos. Ils ont péri, mais non sans avoir reçu une éducation au capitalisme qu’aucune université ne peut donner, non sans avoir révélé violemment les différences que la société s’efforce de cacher. Quand l’un d’entre eux passait dans un nuage de fumée, c’était comme si une comète grunge venait nous frôler. Si quelqu’un veut les voir de près, mes photographies de ces années sauvages sont prêtes à être accrochées. Elles racontent un épisode ou deux de cette histoire.

James Graham

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Dans la même catégorie

Fragments de terre et d’eau

Depuis six ans, au début du mois de septembre, le Festival Terraqué pose la musique vocale et instrumentale à Carnac et ses environs. Son directeur artistique, Clément Mao-Takacs, fait de chaque concert un exercice d’hospitalité accueillant aux artistes, aux publics et à la musique. Le mot Terraqué, emprunté à Guillevic, signifie « de terre et d’eau ».

Un opéra, c’est une vie

L’opéra, c’est une vie, mais beaucoup plus vivante que notre banale vie, une vie en relief et en je ne sais combien de dimensions: sonore, visuelle, vocale, pneumatique –ça respire–, olfactive – votre voisin s’est parfumé–, tactile – la peau du chanteur dans sa voix, le mur de ce décor…

Clichés et contre-clichés (lieu commun)

Chaque nouvelle édition du festival d’Aix-en-Provence apporte dans son sillage une nouvelle rhétorique de la note d’intention. Cette année, le cliché est à la mode, ou plutôt la chasse aux clichés. Mais que penser des contre-clichés du Moïse et Pharaon de Tobias Kratzer?

Débats lyriques (où le naturel revient au galop)

À l’opéra comme ailleurs, les débats font rage: on se dispute, on s’affronte, on s’écharpe. Et voici que revient sur l’avant-scène la très sérieuse question du black face, qui est une autre manière de parler de nature et d’artifice.