La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Vers l’infini… et on s’arrête là
| 14 Oct 2018

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Nous ne pouvons pas terminer notre voyage dimensionnel sans nous diriger vers l’étape ultime : celle des espaces à nombre infini de dimensions.

Le premier que nous allons visiter est un espace de nombres. Il possède une infinité de dimensions, chacune correspondant à un nombre premier – un nombre supérieur à 1 qui n’est divisible que par 1 ou par lui-même. Pour mémoire, les premiers nombres premiers sont 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17… et il en existe une infinité.

Des tomes entiers de la théorie des nombres sont consacrés à ces objets fascinants et à leur distribution ; mais dans l’espace qui nous intéresse nous nous contenterons d’utiliser les nombres premiers comme étiquette, comme nom de dimension. Nous parlerons donc de la dimension « 2 », de la dimension « 17 », etc.

Quels sont alors les points de cet espace ? Pour les définir, nous nous appuierons sur le fait bien connu que tout nombre entier supérieur à zéro peut s’exprimer d’une manière unique comme un produit de puissances entières de nombres premiers. Par exemple, 24 = 6×4 = 3×23.

Passer un nombre N à la puissance entière P, c’est le multiplier par lui-même P fois : NP = N xNx…xN où N apparait P fois. Par convention, N0 = 1, et on remarque que N1 = N. Par ailleurs, en maths, on omet souvent le signe de multiplication dans le produit de deux nombres. 

En utilisant cette notation, nous pouvons réécrire la décomposition de 24 en puissances de nombres premiers comme suit :
24 = 23315070110

Nous pouvons alors assigner un point de notre espace au nombre 24, en utilisant la puissance de chaque nombre premier qui apparaît dans sa décomposition comme coordonnée sur la dimension correspondante. Le point « 24 » a ainsi la coordonnée 3 sur la dimension « 2 », la coordonnée 1 sur la dimension « 3 », et une coordonnée nulle sur toutes les autres. Le point de coordonnées nulles sur toutes les dimensions correspond au nombre 1, et nous appellerons ce point « 1 » origine de cet espace.

Que pouvons-nous faire avec cet espace ? Quelques petites choses amusantes. Par exemple, à chaque point correspond aussi un vecteur, qui est la flèche reliant l’origine à ce point, comme nous l’avons décrit dans une précédente chronique. Ce vecteur possède lui aussi des coordonnées, qui sont les mêmes que celles du point. En ajoutant les vecteurs correspondant à deux nombres, nous obtenons un autre vecteur, qui se trouve correspondre à leur produit. Concrètement, si nous partons de l’origine (le point « 1 »), que nous naviguons vers le point « 6 », et que nous naviguons ensuite en suivant un chemin parallèle à celui qui conduit de l’origine vers le point 3, nous arriverons au point « 18 ». Additionner deux vecteurs, c’est multiplier les nombres auxquels ils correspondent.

Nous pouvons également multiplier un vecteur par un nombre, que nous choisirons entier pour le moment. En multipliant le vecteur « 18 » par deux, par exemple, nous obtenons un vecteur avec la même direction mais deux fois plus long. Si ce vecteur part de l’origine, à quel point correspond son extrémité ? Eh bien, au point « 324 », qui se trouve correspondre au carré (ou puissance deux) de 18. En effet, le nombre 18 s’écrit 2132, donc les coordonnées du vecteur 18 sont 1 pour la dimension « 2 » et 2 pour la dimension « 3 », toutes les autres étant nulles. Le vecteur multiplié par deux a les coordonnées 2 pour la dimension « 2 » et 4 pour la dimension « 3 » ; or 2234 = 324 = 182. De même, si nous avions multiplié le vecteur « 18 » par 3, nous aurions obtenu le vecteur « 5832 », qui correspond au cube de 18 – sa puissance troisième. De manière générale, multiplier un vecteur de notre espace par un nombre N revient à porter le nombre correspondant à la puissance N.

Pour que notre espace soit suffisamment confortable, il nous faut cependant généraliser un peu cette opération, en permettant aussi de multiplier un vecteur par un nombre quelconque, pas forcément un entier – disons au moins un nombre négatif ou fractionnaire (que l’on appelle techniquement un nombre rationnel). Ça tombe bien : les maths offrent une généralisation naturelle de la fonction puissance à des puissances négatives, rationnelles, voire quelconques. Par exemple, 2-1 = ½, et 2½ est la racine carrée de 2, soit 1,4142… Nous pouvons dès lors associer un nombre, qui n’est plus seulement à un entier, à la multiplication d’un vecteur par un nombre fractionnaire : multiplier le vecteur « 18 » par -1 nous donne le vecteur « 1/18 » (environ 0,0556), et le multiplier par ½ nous donne le vecteur « 18½ » (environ 4,24), dont les coordonnées sont ½ pour la dimension « 2 », 1 pour la dimension « 3 », et zéro pour toutes les autres. Il apparaît de plus que cette décomposition en produit de puissance rationnelles de nombres premiers, quand elle existe pour un nombre, est unique.

Partant de là, nous pouvons utiliser bon nombre de résultats mathématiques classiques associés à un tel espace, qu’on appelle un espace vectoriel, et qui sont par exemple traditionnellement employés en géométrie. Nous pourrions parler de rotation de nombres, de projection de nombres, de nombres orthogonaux entre eux, de distance entre deux nombres, et déterminer si trois nombres sont alignés entre eux…. En ne nous appuyant que sur des outils traditionnels, définis dans un tout autre but. 

Que pourrait-il sortir de cette « géométrie numérique » ? votre chroniqueur, en l’occurrence, n’en sait rien – cet exemple lui est venu à l’esprit par pur hasard. Un survol rapide des sources ne l’identifie pas comme un exemple classique, ce qui semble indiquer qu’il a peu d’intérêt pratique ; mais il illustre bien, à mon sens, comment on peut exploiter un concept très général – ici celui de vecteur – de manière inattendue, dans un domaine a priori complètement différent – celui des nombres. C’est souvent comme cela que de nouveaux résultats émergent.

De plus, cet exemple pose quelques problèmes intéressants. Jusqu’ici, nous avons pu associer tout vecteur à un nombre ; mais l’inverse est-il vrai ? Existe-t-il des nombres qui ne sont représentés par aucun vecteur de notre espace ? Il y en a au moins un : le nombre zéro. En effet, zéro ne peut pas être représenté commun un produit de puissances de nombres premiers, même en poussant cette notion aussi loin que possible, car une puissance d’un nombre non nul n’est jamais nulle. D’ailleurs, si un vecteur représentait le zéro, il « absorberait » tout autre vecteur auquel on l’ajouterait, car zéro multiplié par n’importe quel nombre reste zéro. Zéro est tout simplement un objet bizarre, qui ne rentre pas dans notre cadre. En revanche, notre espace contient des nombres aussi proches de zéro que l’on veut : par exemple 0,0000001 s’écrit 2-85-8. Un espace qui contient « tous les nombres sauf zéro » ? Cela gratouille quelque part. Par ailleurs, il y a toute une classe d’autres nombres qui ne sont pas des vecteurs de notre espace : Pi, par exemple, ne peut pas s’écrire comme produit de puissances fractionnaires de nombre premiers. Notre espace comporte donc des trous. Mais, me direz-vous, puisque la notion de puissance peut se généraliser à des exposants quelconques, même non fractionnaires, ne pourrait-on pas augmenter notre espace en autorisant la multiplication d’un vecteur par un nombre quelconque, pas forcément fractionnaire, comme Pi par exemple ? Le problème, si nous faisons cela, est que la décomposition d’un nombre n’est plus unique. De fait, n’importe quel nombre non nul peut s’écrire comme une puissance réelle de n’importe quel autre nombre non nul (premier ou pas). Pour conserver nos vecteurs, nous devons donc accepter les trous : le mathématicien cherchera à comprendre leur nature.

Par ailleurs, jusqu’ici nous n’avons manipulé que des vecteurs dont les coordonnées ne sont différentes de zéro que pour un nombre fini de dimensions. C’est le cas de tous les vecteurs qui correspondent à un nombre premier – le vecteur « 2 », le vecteur « 17 ». C’est aussi le cas pour toute combinaison finie d’addition ou de multiplications de vecteurs respectant cette règle, comme par exemple le vecteur « 18 », qui est égal à « 2 » + 2 x « 3 ». Nous pouvons donc accepter cette limitation, avec la garantie qu’elle sera respectée par tous les vecteurs que nous sommes susceptibles de produire d’une manière ou d’une autre par des multiplications et des sommes finies de vecteurs.

Mais nous pourrions aussi nous intéresser à ce qui se passerait si nous acceptions des points et des vecteurs dont l’ensembles des coordonnées non nulles sont infinies. Par exemple, un vecteur dont les coordonnées seraient égale à 1 sur chacune des dimensions. Peut-on interpréter un tel vecteur comme un nombre ? Sûrement pas comme un nombre habituel, car il serait alors égal au produit de tous les nombres premiers – un bel infini. D’un autre côté, il est permis d’imaginer un tel vecteur, de le multiplier par un nombre, de l’ajouter à d’autres…. la tentation vient alors d’étendre notre espace à ces vecteurs-là ; mais comment en interpréter les vecteurs sans généraliser aussi la notion de nombre ?

Laissons cependant cet espace à ses énigmes, et volons vers le suivant, qui comporte, lui, autant de dimensions qu’il y a de nombres réels. Cette fois, c’est vraiment sportif : un vecteur de cet espace associe une coordonnée (éventuellement nulle) à tout nombre quel qu’il soit – une coordonnée pour ½, une pour -20, une pour pi… Ouah. Que peut-on faire de cela ?

Eh bien, on peut par exemple associer chaque vecteur de cet espace à une fonction qui calcule un nombre réel à partir d’un autre. Par exemple, la fonction log(x), qui calcule le logarithme d’un nombre x ; la fonction X2, qui associe à chaque nombre son carré ; la fonction 0, qui associe zéro à n’importe quel nombre… chacune de ces fonctions peut être considérée comme un vecteur dans notre espace, et l’on définit naturellement la somme de deux fonctions ou le produit d’une fonction par un nombre réel. Cette interprétation est de fait assez naturelle.

On peut penser à un autre exemple. L’oscillation d’une corde de piano, de guitare ou de violon peut être considérée (en première approximation) comme se répétant dans le temps ; quand on mesure la distance entre la position d’un point de la corde et sa position de repos, on voit qu’elle varie selon un motif qui (sur de petites échelles de temps) se répète de cycle en cycle. La fonction qui mesure l’écartement d‘un point de la corde avec sa position d’équilibre est dite périodique (en première approximation). Ainsi, si on regarde de près le mouvement d’une corde de violon, on verra qu’elle se déplace d’abord rapidement d’un côté, entrainée par l’archet, puis – quand la tension devient trop forte et qu’elle se met à glisser sur l’archet – qu’elle revient vers sa position d’équilibre, avant d’être à nouveau entrainée lors d’un nouveau cycle. Cette forme « en dents de scie » est très caractéristique du timbre des instruments à cordes frottées.

Il se trouve qu’une fonction comme le son d’un instrument, prélevé sur une durée très courte, peut être décomposée en une somme potentiellement infinie de sinusoïdes, chacune représentant un son simple d’une fréquence précise et d’une amplitude donnée. Si le son était pur et parfaitement périodique, comme celui d’un des premiers synthétiseurs, ces sinusoïdes auraient généralement des fréquences bien identifiées, correspondant normalement à des multiples de sa fréquence fondamentale, que l’on appelle les harmoniques. Mais dans le cas d’un vrai son, bien plus riche et qui n’est pas exactement périodique, on y trouvera une somme potentiellement infinie de sinusoïdes de fréquences arbitraires et d’amplitudes variées. On peut alors lui associer ce qu’on appelle sa transformée de Fourrier : c’est une fonction qui, à une fréquence donnée, associe l’amplitude de la sinusoïde correspondant à cette fréquence dans le son initial. Nous pouvons alors concevoir un espace des sons où les dimensions sont les fréquences, dans lequel chaque son est un vecteur, et où la coordonnée d’un son sur une dimension est l’amplitude de la sinusoïde correspondante à cette fréquence.

On notera que, dans cet espace, les coordonnées d’un son peuvent être non nulles pour une plage continue de fréquences, et donc pour un nombre infini d’entre elles. En revanche, il y aura toujours une fréquence maximale au-delà de laquelle les coordonnées décroissent assez vite (et, dans la pratique, s’annulent) : si ce n’était pas le cas, la puissance acoustique du son serait infinie. Cette propriété étant conservée par les opérations d’addition de vecteur et de multiplication d’un vecteur par un nombre, nous pouvons manipuler les sons comme des vecteurs et leur faire subir toutes sortes de transformations. Les algorithmes utilisés dans les effets sonores ne font rien d’autre, qui calculent en temps réel la transformée de Fourrier du signal, transforment le vecteur obtenu, puis retraduisent le résultat en son.

Voici comment se termine en musique notre promenade dimensionnelle…

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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