La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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XVIII. De quelques numéros mémorables réalisés par Tigrovich et son dompteur (prose hardiment descriptive)
| 11 Nov 2018

Tigrovich, tigre, prince et artiste, est devenu artiste de cirque à Paris. Sous la conduite du plus grand des dompteurs et même des Dompteurs, Ali Ibn-El Fahed et autres noms, sa carrière et son arts touchent des sommets jamais atteints dans l’histoire mondiale du cirque. De ses numéros qui ont marqué à jamais la mémoire circassienne on va donc à présent toucher un mot.

 

Car il est hardi, véritablement, d’oser évoquer ces numéros que la presse internationale décrivit, raconta, analysa, disséqua, classa, quand elle ne les passa pas au crible de singulières exégèses. Patrick s’y essaya le premier dans sa chère Gazette du Cirque. Quand l’enthousiasme des début se fut non pas calmé (et de nos jours encore s’est-il calmé l’enthousiasme qui nous étreint quand nous évoquons les évolutions de Tigrovich et d’Ali sur les pistes du monde entier ? ), mais eut atteint un niveau tellement élevée qu’il semblait pouvoir gagner encore en intensité, en épaisseur si l’on veut, mais non plus en hauteur, alors Patrick, le premier, tenta un regard rétrospectif au détour d’une phrase, méritoire effort du pionnier, ardent mais rudimentaire aux yeux de quiconque aurait lu les synthèses plus sérieuses et plus systématiques qui furent menées, par la suite, outre-Atlantique, après la première et d’heureuse mémoire tournée mondiale du tigre et de son dompteur, plus connue sous le nom de « Tiger Worldwide ».

Cette tournée, Ali ayant à faire à Paris ou feignant d’y avoir à faire et suivant en fait la même et sage ligne de conduite qui le faisait travailler à raréfier le produit pour en fouetter l’exponentielle demande, tourna court après trois représentations (triomphales) à l’Opéra Lyrique de Chicago et deux autres, tout aussi glorieuses, au City Radio Hall de New York. Cela suffit cependant pour que dans les universités de ces villes, plusieurs s’acharnent dès lors à examiner le tigre ou tout au moins, l’artiste n’étant pas comme cela disponible, les compte rendus de seconde main de ses shows (c’est de cette tournée que date son habitude, un peu affectée, on l’admet, de dire show pour spectacle, et même, parfois, tiger pour lui-même)  qui bientôt se multiplièrent, en Amérique du Sud d’abord (« El Mundial del Tigre »), puis, retour aux origines, dans toute l’Europe (« The Tigre presto à travers Europa », pas le meilleur des titres mais Ali y tenait), ensuite à nouveau dans le Nord des Amériques (Tiger Nationwide and Beyond), et tous les continents bien vite, mais jamais en Russie et encore moins dans la Taïga occidentale, le tigre, après tout orphelin, craignant trop l’émotion et Ali y ayant laissé en plan trop d’affaires incertaines pour vouloir y revenir, et c’est aussi pour des raisons similaires mais, côté tigre cette fois, que la ville de B. et plus encore le bassin d’A. furent soigneusement évités. Mais qu’ils les aient vus ou en aient lu la chronique, les chercheurs n’eurent de cesse de proposer, pour la multitude panachée de ces numéros, quelques grilles et taxinomies qui en ordonneraient la foisonnante abondance.

Passons sur les balbutiements de l’entreprise, cet article peu recommandable et trop vite bouclé du Circus International Quarterly, dont les pauvres catégories, « Numéros parlant, numéros actant, numéros contemplant »,  ne menèrent à rien, sinon à la notion, de nos jours très contestée, de « numéro néant ». Plus audacieuse et suggestive fut, quelques mois plus tard, la tentative menée par un collectif, The Tiger Group, qui publia ses travaux dans la revue concurrente, The International Circus Journal. On entendait y dresser une grille exhaustive de correspondances dont le propos encyclopédique n’échappa pas aux spécialistes ; l’ensemble était présenté sous forme de tableau qui faisait correspondre  à chaque geste du tigre un geste du dompteur, une parole animale, une parole humaine, une discipline du cirque, une forme de chapiteau, une couleur (pas forcément le rose, mais qu’importe, Tigrovich ne lut jamais cet article), une configuration planétaire, un mois de l’année et une catégorie de tragique, ou licence à la ligne 5 bis, de comique. Dans ce schéma dont l’originalité était à la mesure des exploits de notre héros, la logique horizontale le cédait encore à la progression verticale, puisque l’enchaînement dans la première colonne des gestes du tigre, dans la deuxième des gestes du dompteur, puis des paroles, puis des couleurs, disciplines, planètes et autres catégories formaient respectivement, si on les lisait de haut en bas, un trajet complet pour le tigre, idem pour le dompteur, une phrase complète, une palette de couleur féline, un spectacle complet de cirque et finalement un système solaire inédit, d’où l’on tira, dans le numéro suivant de The International Circus Journal, l’hypothèse séduisante qu’une harmonie intersidérale présidait aux exploits de l’artiste.

Mais pour ambitieuse qu’elle soit, cette grille ne rendait guère justice à l’expressif contenu du spectacle, à sa diversité jamais démentie, dont le débordement submergeait le cher public. C’est pourquoi on se rangea finalement à la nomenclature établie à l’université de Zurich, quand, Ali ayant eu à faire en Suisse, un nouveau spectacle enthousiasma, et à bon droit, la foule de cette bonne ville. Et nous nous y tiendrons, à cette nomenclature, qui donne à voir ce que nous ne pouvons plus voir de nos jours, mais dont nous conservons le précieux souvenir et dont le cirque tremble encore. Voilà comment cet ingénieux chercheur suisse – nous dirons son nom et ne le tairons pas : Augustus von Zemblident, voilà comment il se nommait et grâce lui soit rendue – décida, avec cette simplicité qui est la marque des intelligences supérieures, de classer les numéros devant lesquels, à l’époque, le monde entier hurlait d’admiration : acrobatiques, mythologiques, théologiques, queer, folkloriques, aquatiques, classiques. On n’aurait pas dit mieux. Seule une profonde imprégnation de la pratique spectaculaire d’Ali et de son tigre avait permis d’en arriver à une telle fermeté dans la taxinomie. Non rien ne dépassait en précision, en pertinence, en exactitude, la classification von Zemblident et je mets au défi quiconque aurait assisté, durant ces glorieuses années, à un ou plusieurs spectacles du tigre d’indiquer le moindre numéro qui ne rentre pas dans l’une de ses cases.

Que nous importe d’ailleurs ? Ne nous suffit-il pas à nous qui aimons Tigrovich, qui l’avons vu sous les lumières des chapiteaux, ou avons entendu, répétée par les anciens, la geste de ses premiers exploits, ne nous suffit-il pas que chacun des mots de von Zemblident fasse lever un souvenir vibrant ? «  Mythologique »… et tout de suite surgit devant nos yeux l’image vivante encore de « Zeus et Europe », quand Tigrovich déguisé en un taureau mugissant, ce qui n’avait pas demandé une maigre préparation, fondait des hauteurs d’un trapèze pour enlever, perdue sur la piste devenue pelouse artificielle où elle cueillait quelques fleurs en carton, la frémissante Europe qui n’était autre qu’Ali en jeune fille déguisé et, tout éperdue, indeed, tandis que le tigre-taureau la saisissait en sa mâchoire, puis d’un geste enlevé du cou, la jetait sur son dos puissant pour, sans élan s’élancer à nouveau, en un vol émaillé de triple saltos sans appui, tout au dessus de la piste qui, par la grâce d’une machinerie bien huilée, n’était plus une prairie printanière, mais représentait soudain les rivages de la mer et même au loin, (sinistre prémonition, mais qui alors aurait pu le deviner), l’Égypte et le Nil fertile ; puis le tigre-taureau entamait sur une plate-forme une sorte de corrida avec Ali qui n’était plus Europe, mais, miracle du cirque, s’était transformé en un élégant torero (ole criait alors le tigre-taureau, ole reprenait le cher public), et la piste prenait la forme d’une carte de l’Europe où apparaissaient, ingéniosité commerciale dont on se doute à qui elle était due, marquées d’un point lumineux scintillant, les villes qui auraient l’honneur et l’avantage de servir d’étapes à la prochaine tournée triomphale du tigre, si bien qu’en lieu et place des noms de ville – Madrid, London, Napoli, Lausanne, Wien, Praha, Constantinople, etc., on ne voyait plus que ces panneaux eux-mêmes phosphorescents et par ailleurs clignotants qui tous disaient une seule et même chose, à répétition : prochainement dans votre ville, prochainement dans votre ville, prochainement dans votre ville. Et, pendant ce temps, sur le plateau surélevé, le tigre-Zeus-taureau et Europe-Ali-torero continuaient leur corrida agrémentée de sauts périlleux et autres figures complexes pendant qu’ole, toujours, criait le tigre et qu’ole, plus fort encore, répondait le cherpublic. Il y avait de quoi ébahir. Et voilà ce qu’un seul mot, mythologique, peut lever d’images et de bruits enfouis dans notre mémoire, quand il est bien choisi, le mot.

Mais que dirai-je à présent de cet autre mot, tout aussi rutilant : « classique » ? Que dirai-je de ces toges qu’avaient revêtues l’un et l’autre quand l’un déguisé en hoplite grec et l’autre en sénateur (romain), échangeaient, à tout hasard, quelques répliques, dont ils avaient vérifié, par souci historique, qu’elles fussent empruntées à des langues d’origine méditerranéenne, puis l’un et l’autre, toge et chiton déployées, montaient le long de deux cordes, l’une rose et l’autre pailletée, et, parvenant au sommet, d’un saut agile troquaient leurs cordes, tout en s’apostrophant, au moment de l’envol de nouvelles répliques plus brèves (von Zemblident, parla non sans pertinence, d’envolées stichomythiques), sautaient à ce moment sur deux trapèzes où d’une main ils échangeaient leurs costumes, le tigre devenant gladiateur et, merveille du travestissement, Ali faisant le fauve, tandis que, de l’autre main, ils actionnaient le trapèze, dont l’élan, bientôt, leur permettait de se croiser et de se croiser encore et à chaque entrecroisement de ménager une passe d’arme, alors que le petit peuple des machinos faisait rentrer sur scène in petto, une superbe galère qu’agitaient les flots d’une mer artificielle et que tiraient, mais on ne les voyait pas, des cavales de cirque reconverties pour l’occasion dans le trait. Bientôt ils se réceptionnaient sur la galère, l’un à la proue, l’autre à la poupe, clowns penchés sur les avirons, vent dans crinièrecheveu et togesvoileries, l’un et l’autre sublimés par les embruns que lançait un système assez simple d’eau pulsée par tuyauterie, et, dans le mouvement déséquilibrant et bancal de l’embarcation, s’emparaient de quilles et autres balles judicieusement disposées sur le pont, certaines, pour la couleur antique, en forme de colonnes corinthiennes, et en diverses positions plus incertaines qu’assurées, lançant quelque cris latins que les gradins reprenaient, à l’unisson, jonglaient. Voilà pour le mot classique. Ni plus, mais ni moins non plus, moins n’étant guère alors en vigueur dans la pratique de l’art telle que la concevait Ali.

Combat d'un taureau et d'un tigre dans la Plaza de Toros d'Aranjuez - par Gustave Doré

Combat d’un taureau et d’un tigre dans la Plaza de Toros d’Aranjuez, par Gustave Doré

Faut-il encore que je décline, que je susurre le mot « queer » à nos âmes encore imprégnées de ces années d’Art et d’Amour ? Que j’évoque ces travestissements que la nature ambiguë du tigre rendait, miracle d’un heureux tempérament, inutiles ? Si bien qu’Ali se grimait en des créatures de l’autre sexe et que Tigrovich tour à tour était spontanément femme, homme, tigre et même, s’il le fallait, lion, girafe ou kangourou. Un jour d’ailleurs, à Sidney – c’était l’époque de la tournée « Tiger around Australia »  – comme Tigrovich faisait (était) le kangourou, il fut poursuivi hors du périmètre du cirque par un vrai kangourou mais en rut, et, la chose est plus étonnante encore, par le maître du kangourou qui ne dédaignait pas la fréquentation des bêtes. Le kangourou se nommait Ka et son maître, un pur australien, Von Ki. L’un était de ce roux vénitien, caractéristique des kangourous, l’autre du plus beau blond, tendance paille et autres épis. Ali n’écoutant que son courage et encore grimé en créature de cabaret, équipé, donc, des porte-jarretelles et autres résilles afférents, se lança à la poursuite de Von Ki poursuivant Ka qui poursuivait Tigrovich. Dans les rues de Sidney la poursuite dura longtemps, le tigre ne voulant pas céder, et Ka appelant le tigre, et Von Ki appelant Ka, et Ali appelant tout le monde à revenir à la raison. Longtemps nul ne les arrêta, ni le  regard éberlué de badauds, ni le sifflet des policiers australiens ni les crissements de divers pneus ni, bientôt, les sirènes de diverses ambulances et autres voitures dépêchées par les autorités. Mais comme déjà ils avaient parcouru quelques kilomètres, Tigrovich freina et, géniale inspiration, jongla. Ce que voyant Ka se calma, hypnotisé par le spectacle, ce que voyant Von Ki sourit si bien qu’Ali eut le loisir de réfléchir aux avantages inattendus que présentait la situation. Et tous de revenir au cirque que le cherpublic australien n’avait pas encore déserté, et, sur la suggestion d’Ali, de donner le plus beau des spectacles, saut de kangourous et de tigre, échange improvisé de figures, Ki sur les épaules d’Ali sur les épaules de tigrovich sur les épaules de Ka et saut périlleux de l’ensemble. On ne sut plus bientôt qui était tigre, qui était kangourou, qui était homme. Mais plusieurs ont rapporté, en tout état de cause, que le kangourou rugit et que le tigre sauta d’une étrange manière, pour un tigre en tout cas.

Et ainsi de suite les mots de von Zemblident sautillent en notre souvenir et font surgir encore et toujours tous les effets de l’art dont tigre et dompteur furent, durant ces années de bonheur, la cause. Je dis « folklorique », et aussitôt se lèvent en un fouillis incontrôlé, pèle mêle et de tout côtés, en nos mémoires impressionnées (elles sont loin les grilles bien ordonnées que l’on voulut imposer à l’art sauvage du tigre) Gitans, Bourguignons, Slovènes, bisons et cowboys afférents, Incas et Inuits réunis, chants basques et corses successivement, Iroquois, Sioux, Apaches et autres tribus alliées, Roms de tous les pays indeed, Arméniens cela va de soi, Crétois, Thessaloniens, Céphaloniens, Corfiotes,  Delphiens et peuples de l’Epire, danseurs, soufis et Touaregs, fiers Berbères, Kaybles aussi,  et leurs captifs en file indienne, cavales arabes et leurs maîtres, fils de Sidon, Byblos et Tyr, Assyro-babyloniens, Carthaginois même parfois, Peuls, Bambaras, Flamands, Teutons, descendants d’Ebla et d’Alep, Alsaciens, Chicanos, Tejanos, joueurs de blues et de cithare, fanfares et autres flonflons. Tous se lèvent et chantent en nos âmes l’éloge de Tigrovich. Tous, j’en oublie mais qu’y puis-je, dans leurs costumes d’origine, accompagnés de leurs fanfares, défilent en cavalcade par les canyons de nos lobes frontaux, viennent danser devant nos yeux, disant et redisant encore l’harmonieuse geste du tigre dont le corps souple et malléable incarna tour à tour et sans relâche l’âme même du spectacle.

Faut-il maintenant que je prononce l’autre mot, puissant, entre tous les mots, par ce qu’il évoque de spectacles, d’embruns, de vaisseaux, de ploufs, de plifs et de glouglous ? Faut-il que je dise « aquatique » ? Je l’ai dit. Et nous voilà nageant dans ces édifices aqueux que, sous les chapiteaux du monde, d’anciens marins reconvertis s’employaient alors à construire, comme était annoncé dans leur ville l’arrivée du tigre d’humeur aquatique, accompagné de son international dompteur. Combien de piscines olympiques, mares au canard et océans, lacs et leurs rivages sableux, plongeons, bassins, marécages et détroits, fausses vagues et tempêtes en stuc, furent-elles alors confectionnées par le petit peuple dévoué qui du cirque fait la beauté ? Et bientôt il en fallut plus. Des wasserfall évidemment, mais aussi des dénivelés, qui autorisaient, d’un niveau hydrique à l’autre, glissades acrobatiquement contrôlées, cabrioles agrémentées de cris joyeux, sans parler de ces danses aquatiques dont le mouvement circulaire était, en une symétrie parfaite, accompagné, mais dans l’autre sens, du mouvement elliptique de bassins ronds, plus ou moins disposés en quinconce, dont la circulation de l’un entraînait, par un mécanisme ingénieux conçu par un horloger de passage ce jour-là à Valparaiso, la révolution du suivant  et de l’autre et ainsi de suite, si bien qu’à la fin tous les bassins tournaient dans un même sens, tandis que de l’un à l’autre, tournaient dans le sens contraire Ali en maillot de bain rayé et le tigre en ses rayures. Et chaque cercle aqueux ayant été teinté de rose, mais d’un rose différent – rose fuschia, rose framboise, rose foncée, rose rose, rose rosée, rose rouge, rose pâle, rose vieilli, rose vif, rose tulipe, rose paillette, rose layette, rose raisin, enfin toutes sortes de rose – on voyait, de toutes places des gradins, se dérouler l’engrenage circulaire où les ronds répondaient aux ronds, les roses aux roses, les rayures aux rayures, l’ensemble donnant, pour peu qu’on eut l’âme sensible, l’impression d’une immense mécanique rosée, d’une harmonie de cercles rehaussée par les rayures et les évolution du tigre et de son dompteur tantôt immergés et ne laissant paraître, à la manière d’Esther Williams (qu’Ali avait bien connue mais il serait un peu long d’en parler maintenant), une jambe galbée dont on suivait le ballet, tantôt émergés et, par un autre miracle technique, qu’avait conçu l’horloger et qu’admirait Tigrovich, marchant, pour ainsi dire, sur l’eau.

Tigrovich au demeurant n’admirait pas seulement le mécanisme. Certes, avec cette simplicité aristocratique, cette désinvolture légère qui jamais ne tombait dans la vulgarité, il n’avait jamais manqué, dans les entretiens parcimonieusement distribués qu’il donna, gloire oblige, à la presse internationale,  de faire l’éloge de ces hommes de l’ombre, marins machinos affairés et autres techniciens du cirque, dont l’industrie jamais démentie permet à la lumière de se faire, aux gradins de s’empiler, aux piscines de se déverser, aux galères d’entrer en scène, bref, comme disait Ali dont le castillan était parfois incertain, au show de passarselo bien. Mais l’horloger ce fut autre chose. Ce furent sans doute ses yeux verts qui rappelèrent au tigre d’autres yeux verts, qu’il avait aimés. Et les yeux verts de l’horloger que rehaussait en l’occurrence un teint de cuivre et des cheveux que l’on aurait dit blonds si les années ne les avaient fait, pour ainsi dire, virer vers un doré plus foncé, les yeux verts de l’horloger et ses mains peut-être aussi qui s’affairaient au mécanisme, avait produit l’effet que l’on devine. Si bien qu’un matin, plusieurs ont juré voir le tigre, dépenaillé, coiffée d’une casquette de base-ball qui ne lui avait jamais appartenu, revenir d’une patte hésitante et s’arrêter, bien moins que fier, devant la porte hermétiquement close d’Ali, qui s’était retiré en sa roulotte, sans parler, ce soir-là, à personne. Pendant une heure ou deux, le tigre assis sur les marches de la roulotte était resté silencieux – parfois seulement il cachait derrière sa patte un léger renvoi dont les effluves d’alcool n’échappèrent pas à ceux qui passaient par là. Puis il y eut, très discret, un coup de griffe gratté à la porte. Mais rien. Le tigre se rassit, penaud, et entreprit, ce que font toujours les félins quand ils se trouvent dans l’embarras, une rapide toilette de tigre. Encore une heure, un autre coup de griffe. Rien.

Alors monta du plus profond de son âme slave, mélancolique et sans doute sincère, lancinant et repentant, un chant dont la triste mélodie, mais aussi, pour qui savait le russe, les paroles elles-mêmes, ne laissaient guère de doute sur les regrets du pénitent. C’était une chanson russe. Ayant chanté il balaya. Puis fit quelques doubles saltos de côté réalisés de telle sorte à être entrevus par les fenêtres de la roulotte. Enfin il fit tout ce qu’il savait. Ce ne fut qu’au crépuscule que la porte s’ouvrit. Cet incident malheureux serait tombé dans l’oubli si un clown chilien désargenté (ai-je dit que tout cela se passait à Valparaiso ?) ayant été témoin de l’affaire et même, à ce qu’il prétendait, de l’accointance prolongée entre l’horloger et le tigre, n’avait vendu la mèche à la presse sud-américaine dont on sait combien elle se délecte des vils ragots de cet acabit et même pire. C’est ainsi que ce qui n’avait été qu’une pure et délicate rencontre entre un tigre et des yeux verts qui n’étaient pas les bons, puis une négociation d’ordre purement privé entre un tigre et son dompteur, fit, quelques jours durant, la une des journaux de Valparaiso à Buenos Aires, en passant par Quito et autres métropoles hispanophones. La nouvelle serait parvenue jusqu’à Rio et au delà tant qu’on y était. Mais sa diffusion, Ali s’étant ressaisi, s’arrêta net. Quant au clown on le retrouva mort, quelques jours plus tard, dans la ruelle d’une autre ville. Le monde du cirque est parfois cruel.

Mais il est tout dédié à la Beauté de l’Art. Et c’est à la beauté toujours que se consacraient continûment le tigre et son dompteur, offrant au monde, chaque jour qui venait, les enchantements que nous avons dits. En était-il d’autres, enchantements ? La question est rien moins qu’impertinente. Devrions nous céder à la vulgaire concupiscence, nous vautrer dans la fange des ragots et autres informations incertaines tout juste bonnes parfois à amuser la plèbe, quand nous venons de survoler les sommets de l’Art et de la Beauté ? Beaucoup rechigneraient. S’en tiendraient là de peur de gâcher la toile. Mais ceux-là seraient des médiocres. De ces gagne-petits qui devant le danger de mal faire n’essaient pas de faire mieux. Tigrovich et Ali, durant ces années de panache, nous ont habitués à davantage. Aurions-nous seulement mérité le bonheur de leurs spectacles, et la joie d’évoquer leur mémoire, si nous avions oublié que c’est au point où l’art risque de tomber dans la boue qu’il faut d’une main ferme le rattraper, sans craindre l’éclaboussure, pour porter au sommet non pas, cela est bien trop aisé, de belles et éthérées images, mais cette matière encore fangeuse que le façonnage de l’artiste, son geste ascendant lui-même, sublime en une substance idéelle. Risquons-nous. Car ce n’est pas pour satisfaire cette impatience spongieuse et flageolante, que nous sentons bien à l’entour, ce n’est pas pour répondre à ces instincts irrépressibles qui poussent à questionner et questionner encore, à dévorer, comme certains l’ont fait, les tabloïds graisseux qui coururent, à cette époque, sur le continent sud-américain, ce n’est pas, plus ou moins bavant, tremblant on ne sait pourquoi mais on ne le devine que trop, pour nous repaître des délices de ce qui regarde autrui, mais, avec sérieux, dignité et respect, pour rendre justice sous tous ses aspects à la mémoire de l’artiste et de celui qui le fit tel, pour nous porter, humbles locataires de l’instant aux firmaments éternels qui furent leur séjour ordinaire, que nous toucherons deux mots de ce sujet-là, aussi, de l’intimité de Tigrovich et de son dompteur.

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