“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
Vous êtes-vous jamais demandé (1), peut-être en vous souvenant avec douleur de vos rabâchages enfantins de tables d’addition, ce qui se passerait si 2 et 2 faisaient 5 ? Peut-être avez-vous même osé poser la question à l’une ou l’autre autorité en la matière ? Auquel cas vous vous serez attiré au mieux un regard de commisération, au pire un soupir excédé ou une remarque sarcastique… Si vous vous reconnaissez dans cette histoire, souriez : votre revanche est proche ! Les maths sont un terrain de liberté dont les questions tracent les chemins ; et il n’y a pas de question stupide en la matière (seulement, parfois, des réponses décevantes – c’est un risque à courir). Nous allons donc explorer celle-ci, qui en vaut bien d’autres, et vous en retirerez de quoi fissurer quelques certitudes.
Il existe bien entendu une manière simple d’aborder la question : il suffit, dans notre système de numération, d’inverser les chiffres 4 et 5 qui après tout ne sont que des symboles arbitraires. Si 2 et 2 faisaient 5, l’aventurier partirait aux cinq coins du monde en parcourant les quatre continents pour y faire les cinq cents coups ; le mari volage aurait des quatre à sept, voire des parties pentagonales, jusqu’à ce que son épouse lui dise ses cinq vérités ; les enfants joueraient au cinq coins et liraient le Club des Quatre ; les trois mousquetaires seraient cinq ; les jazzmen joueraient Take Four ; et vous seriez en train de lire une chronique passionnante sur ce qui se passerait si deux et deux faisaient quatre. Oui, bon : c’est amusant mais c’est de la triche. Ce que nous voulons savoir, bien sûr, c’est : que se passerait-il toutes choses égales par ailleurs si deux et deux faisaient cinq ?
Pour le déterminer, il nous faut déjà savoir ce que dit la théorie des nombres – ou l’arithmétique, pour employer un terme plus ancien – sur les nombres deux et cinq, ainsi que sur l’addition. La théorie ? Les théories plutôt, car il en existe une grande diversité. Bien sûr elles nous disent toutes la même chose quant à la somme de deux nombres ; mais elles diffèrent par des aspects techniques parfois essentiels, comme nous allons le découvrir.
Ce que ces théories – du moins depuis le XIXe siècle – ont en commun, c’est d’abord de ne pas raisonner directement sur deux ou cinq. Dans une théorie telle que celle de Peano, on décide arbitrairement de l’existence d’un nombre entier appelé zéro ; puis on décide tout aussi arbitrairement que tout nombre entier N a un unique successeur qui est aussi un entier, et que l’on désigne sous la forme S(N) par exemple. De telles affirmations arbitraires sont ce que l’on appelle des axiomes : c’est le mathématicien qui les sort de son chapeau, sans avoir à les justifier.
En utilisant les deux axiomes précédents, on obtient des nombres entiers qui s’écrivent 0, S(0), S(S(0)) etc. On peut, si on veut, ajouter des symboles qui servent de raccourci à ces longues chaînes de successeurs ; par exemple, on peut définir 1 = S(0), 2 = S(S(0)) soit S(1), 3 = S(2), 4 = S(S(S(0)))) = S(3), 5 = S(4), 6 = S(5), etc. Ces définitions sont aussi des axiomes, mais qui n’apportent pas grand-chose de neuf – juste de la concision dans les notations.
Il nous faut ensuite définir l’addition. Classiquement on le fait en deux axiomes supplémentaires : ajouter zéro à un nombre donne ce nombre ; et quand on ajoute le successeur d’un nombre à un autre, on obtient le successeur de leur somme. Cela se note M+0 = M et M+S(N) = S(M+N). En utilisant ces axiomes, on trouve que 2+2 = 2+S(1) = S(2+1) = S(2+S(0)) = S(S(2+0)) = S(S(2)) = S(3) = 4. C’est certes un peu pénible à lire (et à écrire !), mais si vous y regardez de près vous verrez qu’on passe bien de chaque expression à la suivante en utilisant un des axiomes que nous avons sous la main.
Nous voici avec une théorie des nombre vraiment minimale, mais qui nous suffira pour l’instant. Si maintenant nous voulons savoir ce qu’implique le fait que deux et deux fassent cinq, il nous suffit d’ajouter cette affirmation comme nouvel axiome et de voir ce qui se passe. Au cas où vous vous poseriez la question : bien sûr que nous en avons le droit ! Les maths ne sont pas réservées à une élite, et nous n’avons pas besoin de présenter un permis spécial pour nous amuser un peu. Nous pouvons par exemple modifier une théorie existante à notre gré (mais rien ne garantit que ce que nous obtiendrons présente le moindre intérêt ; c’est un risque à prendre).
Nous ajoutons donc fièrement et avec conviction à notre théorie l’axiome 2+2 = 5. Comme nous avons déjà prouvé ci-dessus que 2 et 2 font 4, cela implique que 4=5. Comme 5 est par ailleurs le successeur de 4, nous en déduisons 4=S(4) : 4 est son propre successeur. Ce qui implique aussi que 6, le successeur de 5, donc successeur du successeur de 4, est aussi le successeur de 4, lui-même égal à 4. Autrement dit, 6=4. Et nous pourrions prouver de proche en proche 7=4, 8=4, etc.
Qu’en est-il maintenant des nombres 0, 1, 2 et 3 ? Si l’on ne considère que les axiomes que nous avons décrétés, il ne leur arrive rien de spécial ; nous n’en savons pas plus qu’avant sur eux.
Voici donc où nous en sommes : si 2 et 2 font 5, alors les nombres entiers sont 0, 1, 2, 3 et 4 ; 4 est son propre successeur ; 5, 6 et tous les autres ne sont que des pseudonymes pour 4 ; et la table d’addition se lit 0+1=1, 1+1=2, 2+2=4, 4+4=4, 1+3=4, 3+2=4…
Tout cela fonctionne très bien, même si cette théorie est un peu étrange, puisqu’elle qu’elle ne nous permet pas de compter correctement : il n’y a tout simplement plus de nombres au-delà de 4 pour ce faire. Or, comme vous vous en souvenez peut-être, les Shadoks – les créatures du génial Rouxel – n’ont justement que quatre cases dans leur cerveau, et ne peuvent compter que jusqu’à 4 (il est par ailleurs connu que chaque fois qu’un Shadok compte jusqu’à quatre il pond un œuf, ce qui rend complexe la tâche de compter les œufs). Notre théorie des nombres est donc très exactement l’arithmétique Shadok.
Nous avons notre réponse : si deux et deux faisaient cinq, nous serions tous des Shadoks. Voilà, je pense, de quoi effacer ce sourire suffisant du visage de ceux qui savent tout.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car les mathématiciens du XIXe siècle qui ont formalisé ces théories étaient des gens sérieux, peu portés à la rigolade, et qui n’avaient pas envie, mais alors pas envie du tout, d’être pris pour des Shadoks. C’est pourquoi ils ont verrouillé leur système, ce qui va nous obliger à un peu plus d’imagination… la semaine prochaine.
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
(1) comme Anne W., à qui je dois l’idée de cette chronique.
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