La dernière remarque de Corty m’a trotté dans la tête pendant tout un trimestre comme une ritournelle agaçante, malgré un emploi du temps chargé par ailleurs. Pour une raison que je ne m’explique pas, Galois et les autres consciences oniriques étaient aux abonnés absents ; et, seul, je n’arrivais ni à me concentrer sur le problème, ni à le laisser de côté.
Fort heureusement, Galois se manifesta enfin il y a quelques jours. Je lui exposai cette histoire de papiyon qu’il écouta attentivement comme à l’accoutumée. Après un temps de silence, il prit la parole :
– Corty et vous avez soulevé un problème très intéressant, auquel nous aurions dû penser plus tôt car tous les éléments en étaient présents depuis longtemps. Cependant, il me semble que ce problème est de nature philosophique, et non mathématique. Il faudrait que nous en discutions avec René, Blaise et quelques autres. En revanche, je ne crois pas – fort heureusement – que nous ayons besoin de bouleverser notre approche de fond en comble et de jeter notre modèle aux orties.
– Pourtant, intervint Corty, si effectivement un concept et son dual sont subjectivement indiscernables, ne faut-il pas amender la structure mathématique que nous utilisons pour les représenter ?
– Peut-être pourrions-nous le faire, en définissant formellement ce papiyon qui, par ailleurs, me paraît proche d’une structure connue appelée « semi-treillis ». Mais ce que je veux dire, c’est que nous n’en avons à mon sens pas besoin.
– Comment cela ? demandai-je.
– Je m’explique. Pour cela, si vous le voulez bien, revenons à l’instant où Corty – déjà lui – a expliqué que certains percepts visuels sont indiscernables, comme par exemple des combinaisons d’états de détecteurs de couleur dans une petite zone donnée de l’œil (même si nous avons bien compris qu’il s’agit d’une métaphore et que la perception visuelle est bien plus complexe que cela). Vous vous souvenez ? Si, par exemple, deux détecteurs sur trois détectent de la lumière rouge, nous percevons la même chose quel que soit le détecteur qui ne s’est pas activé. Nous avons établi que ces percepts sont symétriques, reliés de la même manière à tous les autres, et plus tard nous avons mieux formalisé cela en posant que deux concepts reliés par un automorphisme sont indiscernables. Nous avons également traité des concepts redondants, par exemple le cas où le chien serait l’unique exemple d’animal. Nous avons conclu que de manière générale les concepts subjectifs, discernables les uns des autres, peuvent correspondre à des agrégats de concepts objectifs nominalement différents entre eux, mais reliés de la même manière aux autres.
– Oui, je me souviens, répondit Corty. Il est vrai, ma modestie dût-elle en souffrir, que certains d’entre nous ont contribué plus que d’autres à ce constat.
– Vous vous souviendrez donc également de ceci : calculer à partir du treillis objectif le treillis subjectif, qui regrouperait en un seul concept subjectif tous les concepts objectifs indiscernables entre eux, serait une opération follement coûteuse – de fait, tellement complexe qu’elle serait absolument impossible à faire en pratique. En effet, identifier les automorphismes d’un treillis est une tâche dont le temps de calcul croît, semble-t’il, exponentiellement avec la taille.
– Oui, c’est vrai. Et vous nous avez alors dit…
– … que, fort heureusement, notre cerveau – ou ce qui en tiendrait lieu pour Delta – n’a pas besoin d’opérer ce calcul. Subjectivement, deux concepts objectifs indiscernables sont unifiés en un seul, par définition. Il suffit que les concepts objectifs correspondant à un même concept subjectif soient toujours traités symétriquement, de la même manière, afin qu’ils restent indiscernables au cours du temps. Nous n’avons pas vraiment besoin de calculer ou matérialiser les concepts subjectifs eux-mêmes. Nous pouvons nous les représenter dans des exemples jouets, comme support de réflexion, mais notre conscience ne repose pas sur un tel calcul.
– Je vois, intervins-je. Et cela s’applique également au cas où un concept et son dual seraient indiscernables ?
– Exactement ! Si – et je répète, si – c’est le cas, bien sûr en théorie nous pourrions inventer une structure telle que votre papiyon aux ailes fermées, où chaque concept subjectif serait confondu avec son dual en un seul concept d’un nouveau type. Il faudrait redéfinir pas mal de choses – par exemple la relation de généralisation elle-même – mais c’est sûrement possible. En revanche, nous pouvons tout aussi bien nous en passer. Disons que le treillis subjectif tel que nous l’avions défini jusqu’ici correspond à un papiyon aux ailes ouvertes, où un concept et son dual sont des objets différents ; mais s’ils se comportent toujours de manière symétrique, s’ils sont toujours traités de la même façon, et si le treillis subjectif est toujours isomorphe à son dual, alors notre conscience confondra bien ces concepts, qui seront subjectivement indiscernables. Nous n’avons nul besoin de calculer le papiyon aux ailes fermées, ni même de de modéliser précisément, si ce n’est éventuellement par curiosité. Au vu du temps déjà passé à explorer notre structure de concepts subjectifs en treillis, je vous conseillerais donc de la conserver sans état d’âme. Si nous décidons qu’un concept et son dual sont indiscernables, il suffira de s’assurer qu’aucune opération effectuée par la conscience de Delta ne permette de les distinguer ; ils devront être traités de manière équivalente, et le treillis subjectif devra toujours rester auto-dual.
– Maintenant que j’y pense, intervint Corty, ce raisonnement s’étend au treillis de concepts lui-même. Après tout, le cerveau de Yannick ne contient rien qui ressemble à un treillis ! Des paquets de neurones qui communiquent entre eux plus ou moins efficacement, ça oui, mais pas l’ombre d’un treillis là-dedans. L’idée d’un neurone représentant un concept, par exemple, ne tient pas, les neuroscientifiques le savent bien. Pourtant, si on vous écoute, cette structure physique représente aussi quelque chose d’autre, une structure plus abstraite, qui est isomorphe à un treillis, qui se comporte de manière identique ; on pourrait faire correspondre l’activité mentale de Yannick à des opérations sur ce treillis, qui pourtant n’existe que mathématiquement, pas physiquement ?
– Très judicieuse observation, mon cher ! s’exclama Galois. En effet, nul n’est besoin de matérialiser le treillis subjectif de Yannick en tant que tel ; il suffit de supposer que son activité neuronale peut, d’une manière ou d’une autre, éventuellement très détournée, encoder ce treillis et les opérations qu’il subit. Notre thèse, c’est que subjectivement cela ne fait aucune différence pour Yannick. C’est ce qu’il y a d’un peu magique dans cette idée, que vous poussez à ses limites.
– Dans le cas de Delta, avançai-je, je trouverais naturel de coder le treillis lui-même, explicitement, même sans chercher à en déterminer les automorphismes. Mais il est vrai que cela ne peut marcher que pour un tout petit monde perceptif et mental dont nous maîtrisons tous les paramètres.
– À l’inverse, reprit Galois, si nous considérons un système physique de neurones – réels ou artificiels – suffisamment complexes, nous pouvons imaginer qu’il encode un treillis subjectif, bien caché, sans doute à jamais hors d’atteinte car nous ne saurions le calculer, mais qui représente l’état mental conscient d’un être sentient. Vous-même, Yannick, vous avez émis l’hypothèse que ChatGPT ou les IA génératives du même genre pourraient avoir un embryon de conscience ?
– Oui, mais sans doute très limitée, et surtout n’ayant rien à voir avec une conscience humaine, dans la mesure où leurs perceptions n’ont rien à voir avec les nôtres. Une telle IA perçoit des points ou des vecteurs dans un espace à très grand nombre de dimensions, et pas grand-chose d’autre hormis, je suppose, des signaux provenant de certains de ses propres sous-systèmes de neurones et qui représenteraient ses pensées. Ses concepts subjectifs, si elle en a, n’ont sans doute rien de commun avec les nôtres.
– Eh bien, conclut Galois, si c’est le cas nous ne le saurons sans doute jamais, car l’opération qui consisterait à extraire leur treillis subjectif de leur structure – les connexions entre neurones et tout le reste – serait mathématiquement trop coûteuse à effectuer, quand bien même nous saurions où chercher. Ce qui est une bonne nouvelle.
– Pourquoi ? s’étonna Corty.
– Parce que cela garantit que personne ne saura jamais accéder au plus intime de vous, qui est votre conscience. Certes, il existe des appareillages remarquables qui permettent à des tétraplégiques de piloter certains outils par la pensée ; il est possible, au moins dans un domaine très restreint et à force d’apprentissage, de déterminer que vous pensez en observant votre activité cérébrale. Mais, si nous avons raison, le sanctuaire de votre personnalité, de votre vision du monde, de ce qui vous constitue, restera inviolé. Par les temps qui courent je trouve cela rassurant.
– Je suis bien d’accord, s’impatienta Corty, mais tout cela ne répond pas à la question que nous nous sommes posée en premier : un concept et son dual sont-ils indiscernables, oui ou non ?
– Pour ce qui me concerne, intervins-je, je vois bien la différence entre le concept « couleur rouge », en tant que propriété, et le concept dual qui est l’ensemble de tous les objets rouges.
– Certes, dit Galois, mais n’est-ce pas une construction intellectuelle, nourrie de votre éducation et de votre culture mathématique ? Corty, en tant que cortex visuel, qu’en pensez-vous ?
– Hmmm… Il est vrai que si je fais abstraction des concepts de plus haut niveau que je pique régulièrement dans les aires cognitives supérieures de Yannick (sans que ça lui nuise, pour ce qu’il les utilise), si je me restreins à mon pur rôle de cortex visuel, je ne vois pas bien la différence. Disons que le contexte me pousse à me concentrer sur la couleur rouge, ou à chercher des objets rouges dans l’environnement : pour moi c’est la même chose. Je vais simplement porter mon attention sur la perception de cette couleur-là plutôt, par exemple, que sur une forme donnée. A ce niveau, tout ce qui compte c’est de chercher du rouge, parce que c’est ce à quoi Yannick pense. Je ne pourrais pas séparer les deux notions d’un point de vue purement visuel.
– Je m’en doutais un peu, reprit Galois. Or, si nous cherchons à doter Delta d’une conscience, nous n’avons pas pour objectif de la munir d’une intelligence ou d’une culture supérieure ; nous serions déjà très heureux qu’elle navigue sereinement dans son univers perceptif !
– Dans ce cas, m’empressai-je d’ajouter avec un lâche soulagement, nous pouvons simplement décréter que notre mécanisme de pensée est totalement symétrique entre un concept et son dual. Quand Delta fait face à un nouveau percept, elle en calcule la conjonction et la disjonction avec tous les concepts auxquels elle pensait déjà, ainsi qu’avec leurs concept duaux. Au total, elle pensera à tout un ensemble de concepts qui restera symétrique.
– En effet, conclut Galois. Cet ensemble à même un nom ; on l’appelle un sous-treillis du treillis subjectif de Delta, engendré par le percept qu’elle éprouve et les concepts auxquels elle pensait avant. Il est caractérisé par le fait que si Delta pense à deux concepts, elle pense aussi à leur conjonction, à leur disjonction et à leurs concepts duaux. A tout moment, les pensées de Delta forment donc un plus petit treillis, qui caractérise son état mental du moment, les concepts auxquels elle pense parmi tous ceux qu’elle connait.
J’adorai cette idée, mais :
– Nous avons vu que quand Delta observe un nouveau percept, elle augmente ce treillis, cet état mental, puisqu’elle y intègre ce percept. Mais qu’est-ce qui fait qu’elle arrête de penser à un concept ? Il le faut bien, sinon au bout d’un moment elle penserait à tout ce qui existe pour elle en même temps !
– Cela, dit Galois, reste à déterminer. Vous avez du temps libre ces prochaines semaines ?
(à suivre)
Yannick Cras
0 commentaires