Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)
Aujourd’hui, je me suis mis en route sur les traces de la marche nocturne d’hier, exactement, pour voir les différences diurnes. D’abord, j’ai remarqué un beau gratte-ciel étonnant, que la nuit me masquait, car il n’est guère éclairé que par la lumières de ses appartements occupés ; il est au croisement Church Street / Leonard Street, à Tribeca, juste avant le nouveau WTC avec lequel il contraste fortement. On dirait, sur cinquante étages, une grande sculpture de Dubuffet, tout en décrochements, en balcons et terrasses avancés, surplombant le vide, une sorte d’immeuble déstructuré qui aurait attrapé la danse de Saint-Guy, où certains étages vont d’un côté, d’autres étages d’un autre, tous ces effets de dissymétrie étant soulignés par des encadrements d’appartements peints en blanc. Bon, en vérifiant sur le net, je vois que c’est un immeuble signé Herzog et De Meuron, la fine fleur de l’architecture suisse, bâloise plus exactement, et m’explique aussi pourquoi j’ai remarqué la chose : elle est remarquable. Ce qui est beau, c’est le contraste avec les nouveaux immeubles du WTC, qui eux surjouent, pour pas grand chose je trouve, leur nouveauté, qui est surtout une parade vulgaire de nouveaux riches. Où l’on retrouve sans originalité les grandes façades de verre prises dans le béton, les formes droites ou biseautées, ratées, et l’inévitable Mall commercial du pied, traversant 5 ou 6 étages, en l’occurrence H&M et un immense Starbucks.
Je me suis également aperçu, avec le jour, qu’il y avait désormais trois gratte-ciels WTC, pour faire bonne mesure et montrer au monde entier que l’Amérique est toujours l’Amérique : le disgracieux dont je parlais hier, c’est le One World Center, moche je trouve, mais dont s’enorgueillit la ville car c’est, avec 541 mètres, le plus haut « de l’hémisphère ouest » – ce qui veut aussi dire que les Chinois et les Saoudiens sont devenus meilleurs et pissent désormais plus loin (plus haut)… Puis celui qui est en construction, pas grand-chose à en dire d’autre pour le moment, mais il ne me paraît pas casser trois pattes à un canard : une tour qui monte tout droit vers le ciel, comme il y en a des milliers autour du monde. Enfin, le pire, le Westfield WTC Mall, siglé H&M, tout entier dédié au shopping concentré, plaie du tourisme mondialisé et de la standardisation des apparences.
Arrivée à Battery Park une heure après mon départ, direction Pier 1, le quai originel de New York, et une table au bord de la mer où, quasi seul sauf quelques passages d’Indiens (d’Inde), je suis resté presqu’une heure avant que la nuit ne tombe. Je regardais l’océan, la Statue de la Liberté – c’est bête –, les mouettes, et le ballet des bateaux qui répond à celui des hélicoptères dans le ciel, avec leurs quatre lignes qui se croisent : Statue Cruises, qui emporte ses clients vers la Liberté et Ellis Island ; NY Water, les taxis de la mer, peints en jaune avec la double raie de carreaux noirs et blancs réglementaire, comme des taxis quoi, mais sur l’eau, avec lesquels, du Broadway Bridge tout au nord à Battery Park tout au sud, on peut faire le tour complet de Manhattan, via Hudson River, East River et Harlem River ; Staten Island Ferries, grand bateaux oranges à multiples étages qui se croisent à un bon rythme ; et Waterway, des bateaux blancs en forme de catamaran, qui sillonnent à toute vitesse l’Hudson River entre Jersey City, Midtown et Lower Manhattan, déversant des flots de main d’œuvre à col blanc du New Jersey, qui travaillent dans les bureaux de Big Apple. Au loin, les trois casques à pointe d’Ellis Island, qui surmontent le principal bâtiment, devenu musée de l’immigration, avec ses 12 millions de passages. En une journée, le 17 avril 1907, plus de 11 000 immigrants débarquent : c’est le record, explique un petit panneau… Le soleil se couche bientôt et le crépuscule rosit l’horizon, ce qui fait de moi un poète à deux cents !
Ensuite, je remonte Broadway par le « Canyon of Heroes », la voie royale des parades données par la ville, du bas de l’avenue au City Hall. Je suis très seul, ni pluie de confettis ni fanfares ni acclamations sur mon passage, la gloire de granit tourne court. Je pique du nez de honte et je vois que, tous les 3 mètres, au sol, sont rappelées sur une bande imprimée les 206 parades organisées depuis 1886 jusqu’en 2015. Depuis une vingtaine d’années, ce ne sont plus que des champions sportifs ou des équipes de base-ball de New York, les fameux Yankees, décadence de la gloire ! À quand les starlettes des séries télés et les miss météo des réseaux de province… Mais avant, il y a eu la période astronautes, et puis avant encore des parades très diverses, parfois jusqu’à dix par ans. Quelques pays sont privilégiés et dès qu’une huile irlandaise ou italienne était de passage, immigration aidant, elle y avait droit : un premier ministre italien en a fait trois en dix ans, Alcide de Gasperi… La reine Elizabeth aussi, mais en quarante ans. De Gaulle a eu droit à deux hommages, en 1945 et en avril 1960. Les autres Français, petite devinette… ? L’après Grande guerre, avec Foch, Joffre, Clémenceau en 1920 et 1921, Vincent Auriol en 1950 et, en 1931, un duo improbable, qui le deviendra plus encore dix ans plus tard : Pétain et Laval !
Le héros, maintenant, se couche, et vous adresse son salut par dessus l’Atlantique…
Antoine de Baecque
Degré zéro
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