La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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… Mais certains sont plus égaux que d’autres
| 11 Avr 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Votre serviteur a fait défaut la semaine dernière pour cause de déplacement en terre de basse technologie. À titre de dédommagement, et avant de passer à autre chose,  voici un petit jeu de pourcentages qui illustrera encore, si besoin était, les redoutables risques attachés à cet outil.

Notre héros du jour, appelons-le Laurent, est un chef d’entreprise dynamique doté d’une conscience sociale inhabituelle. Lui-même issu du milieu ouvrier, élevé dans le public, boursier, ayant pu “intégrer” une prestigieuse école d’ingénieurs sans s’endetter à vie, il a en effet toujours considéré devoir rendre à son pays une partie de ce qu’il en a reçu, en créant des emplois et en payant des impôts en France (eh oui, ça existe). Laurent a fondé une remarquable start-up qu’il a menée de zéro à plus de huit cent salariés en une dizaine d’années, et il envisage même une entrée en bourse sur le NASDAQ, le marché américain des valeurs technologiques. Bref, une parfaite success story à la française.

Laurent est convaincu que le succès de son entreprise passe par des employés heureux, autonomes, bien payés et bénéficiant de la croissance de la compagnie. Il s’est personnellement penché sur la politique de recrutement et de rémunération, qu’il a voulue attractive et équitable. Laurent recrute essentiellement des  jeunes  ingénieurs, et il a mis en place un traitement initial anonyme des CV pour éviter toute discrimination à l’embauche. Les augmentations se font au mérite de manière très encadrée, et sauf problème rarissime le salaire de tous les salariés progresse plus vite que l’inflation. Par ailleurs Laurent a défini une dizaine de “grades” permettant d’offrir un chemin de carrière motivant à ses employés, des “juniors” aux “experts” : le passage d’un grade à l’autre se fait sur promotion, avec là encore une belle augmentation à la clé.

Laurent est réellement convaincu du bien-fondé, de l’équité et de l’efficacité de son modèle, et se sent donc très serein le jour où il se prépare à présenter au comité d’entreprise les statistiques liées à l’emploi. Seule ombre au tableau, la parité hommes-femmes : le pourcentage de femmes dans la société reste faible, comme dans la plupart des entreprises du secteur, et reflète un déficit chronique de jeunes ingénieures dans les écoles ; c’est un fait que Laurent déplore, mais il ne souhaite pas non plus pratiquer une discrimination positive à l’embauche.

C’est pourquoi Laurent est extrêmement surpris lors qu’il découvre, dans le dossier que lui ont préparé les ressources humaines, un fait pour le moins troublant : dans chacun des grades de l’entreprise, les femmes – nettement moins nombreuses que les hommes – sont aussi nettement mieux payées en moyenne ! La différence est significative : à grade égal, une femme est en moyenne payée 5% de plus qu’un homme. Voilà qui est embarrassant.

Comment expliquer cela ? Serait-ce qu’à force de vouloir éviter la discrimination, les femmes auraient été de fait privilégiées ? Faut-il augmenter les hommes ? Que conseilleriez-vous à Laurent ? Peut-être aurez-vous envie d’y réfléchir de votre côté avant de lire la suite.

La clé est, comme toujours, de ramener le pourcentage aux nombres qu’il compare : le salaire des femmes et le salaire des hommes dans un certain grade. Existerait-il d’autres facteurs que le sexe qui différencient ces deux groupes de personnes, et qui puissent expliquer les disparités salariales entre eux ?

En ce qui me concerne, je conseillerais à Laurent d’étudier l’ancienneté – c’est-à-dire le nombre d’années passées dans l’entreprise – dans chaque grade. Laurent va vraisemblablement découvrir que dans un grade donné, les femmes ont plus d’ancienneté que les hommes. C’est pourquoi, bénéficiant depuis plus longtemps d’augmentations substantielles, elles sont mieux payées.

Mais est-ce une bonne nouvelle pour elles ? Les hommes sont-ils lésés par une forme de discrimination positive à l’égard des femmes ? Absolument pas ! Bien au contraire, les femmes, dans l’entreprise de Laurent comme dans beaucoup d’autres, sont victimes du fameux “plafond de verre” : à compétence égale, elles seront promues moins souvent et plus tard que les hommes. Une femme restera donc plus longtemps à un grade donné qu’un homme recruté en même temps qu’elle, et y sera rejointe par des hommes recrutés après elle. Certes, elle sera mieux payée que ces derniers : mais c’est uniquement parce qu’elle devrait déjà avoir été promue au grade supérieur et que cela n’a pas été fait. Et même quand (si) elle est effectivement promue, elle rejoint des hommes moins expérimentés qu’elle, qui ont gravi plus rapidement les échelons.

De fait, puisque les hommes sont promus plus vite, Laurent découvrira qu’une femme est en moyenne moins payée qu’un homme de la même compétence et de la même ancienneté, ce qui devrait être le critère de comparaison adopté et mesuré par l’entreprise ; la comparaison des salaires à l’intérieur d’un même grade, si elle est juste d’un point de vue comptable, est tout simplement trompeuse. 

Ce que Laurent doit donc faire, s’est secouer un peu son équipe de direction et s’assurer que les promotions soient décidées avec équité, sans égard au sexe de la personne (ce qui n’est d’ailleurs pas facile car l’anonymat n’est pas de mise dans ce type de situation, et les préjugés ont la vie dure). L’équilibre des rémunérations se rétablira de lui-même.  

Comme les animaux de la ferme, et malgré les meilleures intentions de Laurent, tous ses employés sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres. Reste à savoir lesquels !

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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