“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?
Il y a un gag récurrent sur Vine (ou Instagram), chez les jeunes garçons dont les parents sont originaires d’Afrique de l’Ouest. La plaisanterie est simple : le fils se retrouve face à son père armé d’une ceinture qui le frappe, en général sans motif probant, sinon que, puisque la ceinture existe, il faut s’en servir. Et à quoi d’autre, logique de l’absurde, si ce n’est à sévir ? Évidemment, dans ces mini-comédies de six secondes, c’est le même adolescent qui joue le fils et le père. Pour cela, il se coiffe généralement d’un kufi et prend un accent caricatural.
Chez Carlitokams, aka Wesley, le kufi devient même un bob à fleurs et à noeud-noeud : on n’est pas dans le réalisme mais dans le bricolage. L’essence du Vine est le minimalisme, à la limite il suffit d’y désigner les choses pour qu’elles acquièrent une présence.
Wesley n’est pas le seul à décliner ce gag. Mais chez lui, l’humour ressortit à la combinatoire. La conclusion inéluctable de chaque vidéo est “tu es foutu”, mais avant ça, le père a fait semblant de donner au fils la possibilité d’échapper à la rouste. Par exemple, en proposant plusieurs instruments de punition. C’était même l’objet de son premier Vine. Entre un rouleau à pâtisserie, une pelle en bois et une ceinture, Wesley choisissait ce qui s’offrait à lui de plus mince : deux rubans. Mais auxquels étaient attachés, hélas, une armée d’outils contondants. Le sujet ici, c’est donc un sadisme paternel qui semble arbitraire au fils, même s’il a une vague idée de ce qu’on pourrait lui reprocher (ne pas avoir fait la vaisselle, avoir un mauvais bulletin de notes, etc.). Dans les vidéos d’autres potes vineurs, Wesley aime jouer le rôle de ce “daron bizarre” qui donne des coups par pur plaisir. Un plaisir tel, d’ailleurs, que dans beaucoup de versions du gag, le père se met à rapper de façon grotesque pour annoncer qu’il va cogner, voire à danser. La substance du Vine devenant un délire sensoriel, sans queue ni tête.
“Sans queue ni tête”, concernant les rapports entre un fils et son père, on mettra ça sous le coude freudien pour plus tard.
Nous adultes, évidemment, nous savons pourquoi le père veut toujours taper le fils : parce qu’un ordre social plus grand que le fils demande que celui-ci y soit intégré, ordre dont le fils n’a, en effet, pas la moindre idée. Aussi bien le running gag du père frappeur participe d’un ensemble de saynètes (père au chômage, mère à court d’argent, etc.) qui racontent avec humour un prolétariat classiquement désireux d’élévation sociale. Chez un autre jeune vineur, qui se nomme lui-même Le Sénégalais, le père n’a parfois plus besoin d’aucun prétexte. Il a juste envie de taper.
S’il est sans motivation directe, c’est parce que le châtiment corporel est présenté comme un trait culturel dont on se moque (au même titre que le supposé goût de l’Africain pour le poulet, sujet récurrent des Vines). Le vineur Un Tunisien II, par exemple, explique avec distance, et en taguant carrément #cheznouslesarabes, que “le nombre de coups de ceinture correspond au nombre de syllabes dans la phrase” qui les annonce. Somme toute, ce sont les coups, les empreintes, qui façonnent le corps du fils à l’image de celui du père : une sorte de sculpture sociale à laquelle le matériau tente d’échapper – entre autres en ridiculisant le modèle. A force de coups, le fils devient parfois le négatif du père, son image en creux. Quoi qu’il en soit, ce corps adolescent, pas fini, est encore aux ordres de son géniteur.
Qu’on se rassure, il n’y a pas que les darons qui sont bizarres. Si la ceinture du père est faite pour frapper, le verbe maternel modifie quant à lui autrement le corps de l’enfant. Chez le vineur Moi Madou, un bel exemple de daronne qui a compris que le prénom sert à téléporter :
Éric Loret
Courrier du corps
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