“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?
De quoi pouvait-on bien rire encore après le 13 novembre ? Non pas rire sans rapport avec les attentats mais rire à leur propos, autour d’eux : comment les apprivoiser, les circonscrire psychiquement ?
L’homme providentiel s’appelle Jawad Bendaoud. Les internautes l’ont hashtagué #logeurdudaesh, la faute de syntaxe valant comme signe de la parodie et de la duplicité. Il est devenu un mème en trois secondes et demie grâce à sa déclaration sur BFMTV : “On m’a demandé de rendre service, j’ai rendu service, monsieur. On m’a dit d’héberger deux personnes pendant trois jours et j’ai rendu service. Je sais pas d’où ils viennent, on n’est au courant de rien. Si je savais, vous croyez que je les aurais hébergés ?” Perçue comme un mensonge par de nombreuses personnes, la déclaration a donné lieu à des centaines de détournements.
Ce mème se développe selon une règle simple : toutes les références à la préparation des attentats sont mal interprétées par le “logeur du Daesh” jusqu’à l’absurde, révélant la mauvaise foi du personnage de la caricature, à défaut de celle de Bendaoud, qu’on doit présumer innocent. “Les mecs ils ont dit qu’ils allaient rejoindre une certaine Camille Caze, j’ai cru que c’était un de leurs potes”, “Il m’a dit qu’il était DJ Hadiste, donc je me suis dit un peu de musique dans l’appart c’est cool !”, etc. Parfois, la confusion de sens peut croiser l’actualité, comme dans ce vine où “se faire sauter” est compris comme une référence au stage-diving raté de la chanteuse Shy’m (tombée la semaine dernière dans un public amorphe qui a oublié de la rattraper).
Ce qui, d’une certaine façon, nous réconforte dans ces blagues, c’est que le “logeur du Daesh” est une sorte de version monstrueuse de nous-même, à éloigner par le rire. Il est montré comme un tchatcheur, un menteur typique : une sorte de valet de comédie ou son équivalent rap, la fausse racaille qui prise en flag nie tout en bloc, “sur la tête de ma mère” :
C’est le personnage populaire du “mytho”, dont un autre vineur, SekersinVines, a mis au jour un trait typique : les lunettes de marque démesurées, qui en attirant l’attention jouent comme un écran. SekersinVines a aussi observé les mouvements de tête, le côté “acteur” du personnage détournant le regard. Chez le mytho, la bouche ne marche pas avec les yeux :
Enfin, ce qui fait fantasmatiquement de chacun de nous un “logeur du Daesh”, c’est que sa déclaration correspond parfaitement à la définition du déni, qu’on prenne celle de Laplanche et Pontalis via le CNRTL (“Mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante”) ou la glose wiki (“un fragment, éventuellement important, de la réalité, se voit totalement ignoré ; la personne qui dénie se comporte comme si cette réalité n’existait simplement pas, alors qu’elle la perçoit”). Quand ils ont parlé de Syrie, j’ai cru que c’était le truc de l’Iphone, persiste le “logeur du Daesh”.
Face à l’événement traumatisant, le déni est partout. Il est la première réaction de deuil : “ce n’est pas possible !” Cherchant un pourquoi, une explication, un système qui rendrait compte de l’horreur et de la complexité de la situation, chacun peut se retrouver en flagrant délit de déni, ayant, comme dit Wikipédia, ignoré un fragment de la réalité qu’il logeait en lui : sentiment relayé par exemple par la Lettre à ma génération publiée par Médiapart, qui, appelant à “leve[r] la tête pour regarder la société où [l’on] vit”, a fait le tour des réseaux sociaux le week-end dernier.
Éric Loret
Courrier du corps
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