Notre enquête sur l’édition indépendante nous emmène sur les autres rives de la Méditerranée. Nous avons rencontré trois éditrices du Maghreb: Élisabeth Daldoul fondatrice des éditions Elyzad en Tunisie, Kenza Sefrioui des éditions marocaines En Toutes Lettres et l’éditrice algérienne Selma Hellal, co-fondatrice des éditions Barzakh.
Elles nous ont confié leurs réussites et leurs difficultés, leur désir de peser dans le développement de la culture et du débat des idées dans leur pays où le marché du livre de littérature est encore peu organisé. Outre les spécificités des situations de chacune, nous avons évoqué la question de la diffusion des auteurs et autrices du Maghreb en France et dans le Nord francophone. Ces éditrices passionnées et engagées partagent aussi, avec leurs collègues de maisons d’édition françaises, un certain nombre de contraintes liées à leur indépendance
Fonder une maison d’édition, c’est contribuer à changer les choses
Maroc, Tunisie, Algérie: trois pays méditerranéens de taille contrastée et d’histoire différente, avec ce triste point commun d’avoir été des colonies françaises. Secoués entre 2010 et 2020 par des mouvements populaires de contestation politique porteurs d’espoir, ces pays du Maghreb connaissent aujourd’hui un ralentissement de leur renouveau démocratique. Les éditrices que nous avons interviewées travaillent dans un contexte qui ajoute aux difficultés économiques découlant d’un marché du livre à structurer, des problématiques liées à une liberté d’expression fragile voire menacée par les pouvoirs en place. Les motifs de leur décision de fonder une maison d’édition indépendante dans la première décennie du siècle se rapportent à leur parcours de vie, à des rencontres, mais aussi à la situation sociale et politique propre à chaque pays.
Les éditions tunisiennes Elyzad ont été fondées en 2005 par Élisabeth Daldoul, qui se souvient : « J’avais quarante ans, le moment des bilans, et je me suis dit que si éditer était vraiment un projet qui m’habitait, il fallait essayer. À cette époque j’avais encore un autre métier, j’enseignais, et je me disais: si ça ne marche pas, je l’aurais au moins tenté. » À ce moment particulier de l’existence vient s’ajouter une rencontre décisive « avec l’écrivain tunisien Ali Bécheur, qui avait déjà beaucoup publié en Tunisie, venait de finir un manuscrit et cherchait un éditeur. C’était une perche tendue. » La situation tunisienne de l’époque n’était pas indifférente dans ce désir de créer une maison d’édition : « nous vivions dans un climat intellectuel d’asphyxie douce. J’ai eu envie de m’investir dans ce métier qui donne à lire, qui transmet, qui enrichit les imaginaires. »
Cinq ans plus tôt, Selma Hellal et Sofiane Hadjadj rentraient de France, où ils ont fait leurs études supérieures, pour se réinstaller en Algérie avec des désirs conjugués de « tenter quelque chose ». Au sortir des dix années de guerre civile qu’a connues le pays dans les années 1990, « où le paysage intellectuel algérien avait été tragiquement polarisé, idéologisé, où l’on était soit pour soit contre, où l’on mourait parce qu’on était pour et l’on mourait parce qu’on était contre » les futurs éditeurs avaient « l’intuition que la littérature pouvait accueillir le domaine de la complexité, du trouble, des positions non tranchées, des voix nuancées qui se déploieraient après une décennie mortifère où le oui et le non avaient tout quadrillé.« C’est en 2000 qu’ils fondent ensemble les Éditions Barzakh.
On peut dire que la censure marocaine est directement à l’origine des Éditions En Toutes Lettres. Kenza Sefrioui le raconte ainsi : « En 2010, le journal indépendant dans lequel nous écrivions Hicham Houdaïfa et moi a été censuré. Hicham s’occupait de la page société et moi du cahier livres et de la rubrique culturelle. La censure, c’est violent à vivre, on vous met dehors, on subit des années de harcèlement judiciaire et économique. Nous avons compris que la presse vivait une sale période au Maroc. Nous nous sommes dit que ce que nous ne pouvions plus faire par la presse, nous le ferions grâce aux livres. Au Maroc, le livre est un marché en difficulté, qui touche moins de monde, d’autant plus que nous publions principalement en français qui est une langue en cours d’effondrement au Maroc, même si ça reste la langue de caste, celle du pouvoir. »
Malgré une réforme du code de la presse en 2016, qui a supprimé les peines de prison à l’encontre des journalistes, le parlement européen a récemment soupçonné le Maroc d’avoir fait condamner des journalistes opposants pour des faits de mœurs fabriqués, dans le but de les faire taire. Monter une maison d’édition est une manière d’ouvrir des fenêtres : « Ce qui nous intéressait, reprend Kenza Sefrioui, c’était de publier des livres d’enquêtes approfondies sur des réalités complexes, en développant le journalisme narratif. Faire des livres qui soient des outils de longue durée. Nous nous sommes spécialisés dans l’essai journalistique qui manquait au Maroc. Une de nos collections est destinée à réfléchir sur les questions clivantes et à proposer des axes d’analyse qui sortent des guerres de tranchées. Nous avons parlé de l’Islam et des femmes, des langues, de l’indiscipline, du rôle des médecins dans la colonisation, par exemple. Nous savons que nos livres ne toucheront pas les classes les plus populaires qui n’ont pas accès à un enseignement correct en français mais les idées peuvent leur être transmises par les cadres associatifs et le milieu enseignant qui constituent notre lectorat. »
Se libérer du carcan de l’histoire avec la France
Pour ces éditrices du Maghreb, la décision de fonder une maison d’édition est donc en partie liée à la situation politique, sociale et culturelle de leur pays, avec ce souhait de contribuer à changer les choses en se faisant une place dans le champ éditorial malgré la censure directe ou indirecte. Pour cela, il est important de recentrer une production culturelle encore très orientée vers la France pour des raisons historiques.
Les fondateurs des éditions Barzakh, situent leur action en relation à deux écueils historiques. Pendant la guerre civile algérienne, explique Selma Hellal, de nombreux «intellectuels algériens étaient en exil et publiaient leurs œuvres depuis l’étranger, la France essentiellement mais aussi Le Caire ou Beyrouth pour ceux qui écrivent en langue arabe.»
En créant les Éditions Barzakh, «l’idée était de revenir à la source, à l’épicentre, de permettre à toutes ces voix qui foisonnaient de repartir de là où elles étaient nées et ensuite leur donner une répercussion à l’étranger.» Fonder un lieu en Algérie d’où puissent se déployer ces voix éparpillées par la guerre mais aussi faire revenir dans le pays les œuvres des auteurs et autrices du patrimoine exploitées par des entreprises françaises: «se réapproprier la littérature algérienne des années 1950, avant l’Indépendance, qui pour des raisons historiques objectives, parce que l’Algérie était une colonie française, avaient trouvé des éditeurs en France. Se réapproprier des auteurs comme Kateb Yacine, Assia Djebar, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun en rachetant les droits à leurs premiers éditeurs, français, pour faire en sorte que ces textes soient lus dans une édition algérienne. Le citoyen algérien achetait le poche importé de France pour lire un texte écrit par un auteur algérien. Nous voulions que les textes existent dans une édition algérienne et moins onéreuse.»
Cette démarche de rachat de droits a d’abord surpris en France : «les éditeurs n’étaient pas habitués à ce type de requête, ils étaient un peu déstabilisés. Le champ éditorial algérien ne les avait pas habitués à être une force de proposition. Il a fallu un temps pour qu’ils s’ajustent et comprennent qu’il y avait de nouveaux éditeurs privés qui avaient des ambitions, des stratégies, des requêtes, qu’il fallait faire avec ça. Eux-mêmes ont appris à danser un peu une nouvelle danse.» Quand des difficultés surgissent, il s’agit essentiellement d’obstacles commerciaux, de tensions internes entre le service cessions de droits pour l’étranger et celui des exportations, qui se résolvent par la recherche d’un compromis et des aménagement éditoriaux.
Recentrer les productions culturelles au point d’origine de leurs auteurs est aussi un objectif des Éditions Elyzad : «Il est essentiel pour moi, insiste Élisabeth Daldoul, que nous, éditeurs du Sud, producteurs culturels, soyons vus et lus avec nos imaginaires, nos singularités, sans passer par la caution d’un éditeur français pour être reconnus. Beaucoup de nos auteurs en Tunisie ne rêvent que d’être publiés par une grosse maison d’édition française, à tout prix et à n’importe quel prix. Je peux le comprendre, parce qu’il y a une visibilité plus importante. Mais il y a derrière cela l’histoire qui est là, qui nous a marqué de son sceau : la colonisation. Être reconnu par l’ancien colon, quelque part, c’est avoir une reconnaissance d’existence. Moi je mets un point d’honneur, même si ce n’est pas facile aujourd’hui, à dire qu’on peut être publiés dans notre pays et être reconnus ailleurs. Il n’y a pas de honte au contraire il faut être fiers. C’est l’un des combat de la maison d’édition, un combat de fond, c’est mon engagement en tant qu’éditrice.»
Rencontrer son public, un travail au cœur de la société civile
La question de la diffusion et de la distribution des livres se pose comme pour toutes les maisons d’édition indépendantes qui disposent d’équipes et de moyens réduits. Situation rendue plus difficile encore au Maghreb par les caractéristiques du marché du livre dans ces pays.
La diffusion, ce maillon de la chaîne du livre qui consiste à promouvoir les publications des maisons d’édition auprès des responsables des points de vente, n’est pas encore organisée dans ces trois pays du Maghreb. «En Tunisie, regrette Élisabeth Daldoul, le métier de diffuseur n’existe pas. Il y a peu de librairies, essentiellement concentrées dans la capitale. La plupart vendent aussi de la papeterie. Sur le continent africain, on en est à une réalité de survie pour beaucoup d’éditeurs. En Tunisie, on est dans un petit marché où la place du livre est encore aléatoire.»
De même, explique Kenza Sefrioui, au Maroc, «il y a environ 850 points de vente mais il s’agit le plus souvent de tabacs, de papeteries. Il y a très peu de librairies qui ne vendent que de la littérature générale, aucune ne peut se passer du scolaire. Il n’y a pas de diffusion.» Quant à la distribution, c’est à dire le stockage, la livraison des commandes et la facturation, elle est inefficace : «Les sociétés de distribution qui existent au Maroc sont de grosses structures qui travaillent le livre importé et le livre scolaire. La littérature générale ne les intéresse pas, ils ne la travaillent pas ou pas correctement: le carton est acheminé, posé dans un coin, ramené à peine ouvert ou bien les livres sont bousillés, invendables.»
En Algérie, la situation n’est pas meilleure : «C’est une catastrophe, le maillon de la diffusion n’existe pas. Diffuser suppose des représentants qui sillonnent le pays, ça n’existe pas parce que, je le dis de manière un peu violente, s’excuse Selmal Hellal, mais c’est vrai, il y a une dizaine de libraires dignes de ce nom à l’échelle d’un pays comme l’Algérie qui est le plus grand pays d’Afrique. Il y a des tas de petites boutiques de journaux, photocopies, des vendeurs de cigarettes et de quelques livres, mais dans l’acception stricte, il n’y a pas plus de 15 librairies dans ce pays de 44 millions d’habitants.» Quant à la distribution : «C’est le drame. Aucun distributeur n’opère à l’échelle nationale. L’un couvre l’ouest, l’autre l’est, l’autre le centre, l’autre la Kabylie, on est dans des espèces de superpositions. Ça nous vrille l’esprit en permanence parce que le souci des éditeurs, c’est de faire en sorte que leurs livres rencontrent leurs lecteurs. Alors comment faire ?»
Les Éditions En Toutes Lettres ont choisi d’accomplir par elles-mêmes ce travail d’autant plus important que leur lectorat est essentiellement situé au Maroc : «Nous sommes autodistribués et autodiffusés. Nous traitons en direct avec les libraires. Nous savons en temps réel ou sont nos livres, on gère notre stock, on facture, ça nous permet d’avoir la main sur le suivi.»
Aux Éditions Barzakh, «on s’épuise en mille démarches de compensation, à organiser des rencontres dans des cafés littéraire, avec des associations, des ONG mais tout cela dépend des bonnes volontés citoyennes. On s’arrime au réseau citoyen, au militantisme, à la société civile. On prend l’auteur dans la voiture, les livres dans le coffre et on fait cinq heures de route pour atteindre le fin fond de la Kabylie où attendent une vingtaine de personnes, militants de l’ombre sans lesquels ce métier n’aurait pas de sens.»
Les années de pandémie ont fragilisé le support de la société civile algérienne puisqu’elles se sont accompagnées d’un durcissement politique ayant pour conséquence la fermeture de lieux alternatifs dans lesquels des éditeurs et des auteurs pouvaient rencontrer leur public. Le Covid a été le prétexte d’une reprise en mains autoritaire du pouvoir, après les manifestations populaires pacifiques du Hirak ayant entraîné la démission du vieux président Bouteflika. L’ONG Reporter sans frontière dénonce une volonté de la part des autorités algériennes de museler les médias indépendants par des arrestations arbitraires de journalistes. Dans un tel contexte de restriction des possibilités d’expression libre, on comprend les difficultés rencontrées par les acteurs d’une production culturelle non affidée au pouvoir.
«Nous avons compris qu’il fallait reconstruire le lectorat. Comme il n’y a pas de marché marocain, nous ne pouvions pas dépendre des seules ventes en librairie», explique Kenza Sefrioui. Le clientélisme qui a cours au Maroc n’aide pas non plus le développement des maisons d’édition indépendantes telle que En Toutes Lettres, qui ne peut compter sur les aides publiques pour soutenir son activité. Le recours aux subventions de l’Europe, des institutions françaises ou de fondations étrangères s’avère crucial, qui passe aussi par une ouverture de la maison d’édition à des propositions de formation : «Nous avons monté un programme de formation de jeunes journalistes et de jeunes traducteurs qui permet de budgétiser la réalisation d’un livre. Il est plus facile d’obtenir des subventions pour la formation. Nous pouvons payer les jeunes, leurs frais de déplacements, mais aussi la directrice artistique, l’infographiste, le correcteur, l’impression, tous les coûts de fabrication. Ça nous permet de faire des livres que personne ne fait au Maroc, de faire émerger une nouvelle génération d’auteurs, d’autrices. C’est enthousiasmant de travailler avec des jeunes très fiers d’avoir produit un livre et qui démultiplient les canaux de diffusion parce qu’ils se bougent dans leurs différentes communautés, organisent des rencontres autour de leur livre. C’est un système très sain, ça nous change des vieux auteurs qui nous parlent de leur mal de dos !»
Se faire connaître du lectorat francophone, enjeux et pistes
Les liens de ces trois éditrices indépendantes avec la France sont forts, qu’elles y soient nées, y aient grandi ou accompli leurs études supérieures. De plus, le français est la langue d’expression de nombre de leurs auteurs et autrices. La question de la diffusion de leurs publications en France et plus largement dans les pays du Nord francophone se pose avec une acuité diverse pour chaque maison d’édition.
Pour Kenza Sefrioui, des Éditions En Toutes Lettres, la question de la diffusion des publications vers la France n’est pas centrale et se résout par quelques aménagements pratiques et un bon référencement. «Nous avons un stock en France et c’est ma mère qui va porter les commandes à la poste. Nous passons par Cyber Scribe qui nous permet d’être référencés pour les libraires qui commandent nos livres, ce qui nous permet aussi de vendre sur les plateformes. Ce serait trop coûteux de passer par un distributeur diffuseur, ce n’est pas là que nous souhaitons mettre de l’argent parce que 90 % de nos ventes se font au Maroc.» En outre, un contrat avec le site CAIRN permet la diffusion du catalogue en format numérique, disponible partout.
La diffusion en France et dans les pays du Nord francophone est en revanche essentielle pour les Editions Elyzad, la Tunisie présentant un marché du livre assez étroit. «Très vite j’ai cherché à être diffusée en France, explique Élisabeth Daldoul. Si je voulais vraiment m’investir dans la publication de fictions, il fallait que je puisse élargir l’espace de vente de mes livres.» La solution adoptée par Elyzad est le recours aux services d’une entreprise de distribution-diffusion française. « J’ai d’abord été distribuée et diffusée par Pollen, qui m’a accueillie avec trois titres au catalogue ce qui est une marque de confiance énorme. Ça a duré 15 ans et puis en 2020, je suis passée chez Harmonia Mundi Livre, parce que j’avais envie de me challenger, de voir comment le catalogue était reçu, comment était perçue la valeur de ce catalogue que je construisais petit à petit.» Elisabeth Daldoul maintient un contact direct avec des libraires : «il y a des librairies remarquables qui défendent l’édition indépendante, qui nous suivent, qui accueillent nos auteurs et c’est très important. Les uns sans les autres, ça ne serait pas possible, c’est parce qu’on est soutenu par les libraires indépendants qu’on arrive à travailler. Les libraires travaillent dans le temps avec nous, sur notre catalogue. Ce sont sont de vrais relais alors que les médias en France s’intéressent trop peu à l’édition indépendante.»
S’assurer une diffusion distribution en passant un contrat avec une société française implique des contraintes organisationnelles fortes. C’est donc un choix stratégique pour les petites structures indépendantes, que ne font pas les éditions Barzakh : «Nous ne pourrions pas assurer le suivi, et la France n’est pas la condition de notre existence. Le champ éditorial algérien, malgré tous les combats à mener, vaut la peine que l’on s’y consacre pleinement étant donné la ruine qu’il était au sortir des années 1990.» Toutefois, Selma Hellal reconnait que «en tant que lecteurs d’auteurs du monde entier, nous partons du postulat que les auteurs doivent pouvoir être accessibles partout. En tant qu’éditeurs, notre ambition c’est que les textes que nous publions soient lus par tout le monde. Si je suis convaincue qu’un auteur mérite d’être publié, c’est qu’il passe le cap du lectorat local et qu’il parle à l’universel, il est donc condamné, de manière heureuse, à circuler dans le monde.» Dans ce contexte, les Editions Barzakh passent par des cessions de droits à des maisons d’édition françaises, le plus souvent de grands groupes, sans que leur indépendance soit menacée : «il s’agit de cas par cas, sans obligation de collaboration projetée dans l’avenir», seulement des «aventures liées à des auteurs». Par le moyen de ces cessions de droits, les auteurs sont diffusés en France et dans les pays francophones mais peuvent aussi être traduits pour toucher d’autres marchés. «Si on regarde notre catalogue, il reste peu de romans qui n’aient pas fait l’objet d’une cession de droits. C’est pour ceux-là que nous sommes frustrés parce que nous aimerions que ces titres aient une plus large représentation. Nous avons des demandes de lecteurs du nord que nous arrivons à satisfaire par des envois postaux.»
Un intérêt nouveau du public francophone pour les auteurs et autrices du Maghreb
«Il y a une nouvelle curiosité dans le champ éditorial français pour les auteurs algériens, se réjouit Selma Hellal. Le personnel des maisons d’édition s’est renouvelé, il est plus jeune avec une connaissance moindre de l’histoire de l’Algérie. Et ça les sert, parce que l’héritage est lourd. Ils ont donc une fraîcheur dans la découverte des textes, allégée de la charge symbolique. Il y a une virginité dans les attentes que n’avaient pas les éditeurs des années 1990. A l’époque le marché était contraignant pour les auteurs algériens exilés en France qui devaient évoquer la guerre civile, l’islamisme, etc. On n’y coupait pas.» Des succès commerciaux remarquables ont favorisé le développement de l’intérêt du marché français pour ces auteurs : «Depuis quelques années les éditeurs français sont beaucoup plus offensifs dans leur quête de textes d’auteurs algériens de langue française, alors qu’auparavant c’était nous qui faisions la démarche de proposer des textes en vantant les mérites de tel ou tel de nos romans.»
Ce que Selmal Hellal attribue, pour les éditions Barzakh, au succès en France de Kamel Daoud: «Incontestablement, il y a eu un moment de bascule, quand les Éditions Actes Sud nous ont acheté les droits de Meursault contre-enquête. Ça nous a donné par ricochet une visibilité et une crédibilité plus grandes. Les éditeurs français se sont dit que Barzakh était un réservoir de voix singulières auquel il fallait s’intéresser de près. A partir de là nous avons été beaucoup sollicités. La cession des droits à Actes Sud a eu un effet de caisse de résonance pour ce livre et pour la maison d’édition. Il y a eu Kamel Daoud, il y a eu Boualem Sansal, il y a eu le phénomène hors catégorie Yasmina Khadra. Du point de vue de la politique éditoriale, c’est un moment de bascule passionnant. On est dans un rééquilibrage indubitable des rapports de force, parce que ce sont des rapports de forces, un rééquilibrage entre petits éditeurs du Sud, de la périphérie, et éditeurs du centre, éditeurs prescripteurs de la place de Paris. »
Rééquilibrage que vient renforcer la réussite de certains titres à l’occasion des prix littéraires. Elisabeth Daldoul remarque un accroissement de l’intérêt porté aux publications d’Elyzad après l’obtention de plusieurs prix prestigieux. «Alors que la maison existe depuis 15 ans, les libraires nous ont découverts avec le prix Goncourt du premier roman. Ça a attiré de nouveaux auteurs, français en l’occurrence, mais aussi tunisien, africains. Je m’intéresse beaucoup à la littérature de l’Afrique sub-saharienne et je vois arriver des manuscrits suite au prix du livre Orange en Afrique. Je vois arriver des auteurs qui ont des livres publiés chez Continent noir (Gallimard) ! Je travaille beaucoup sur les prix littéraires qui me permettent d’être visible.»
Il faut traduire et publier les jeunes auteurs et autrices de langue arabe
«La rencontre avec le texte en langue française est plus immédiate, c’est plus facile de convaincre pour un achat de droits. Pour l’arabe, il y a la nécessité de proposer un ou deux chapitres traduits, ce qui veut dire prendre le risque d’engager des frais car une traduction de qualité est très onéreuse», regrette Selma Hellal. D’où le projet des Editions Barzakh de lancer une collection de textes d’auteurs maghrébins de langue arabe en coédition avec un éditeur indépendant français.
Pour Selma Hellal, les textes en langue arabe sont incontournables si l’on souhaite appréhender la littérature contemporaine algérienne: «On a tendance à oublier que la littérature en langue arabe est majoritaire au Maghreb. Mais les auteurs maghrébins de langue arabe traduits en français se comptent sur les doigts d’une main. Pourtant cette littérature témoigne d’une vitalité incontestable, elle dit des choses différentes de ce que véhiculent et mettent en scène les auteurs d’expression française. Si on veut avoir accès à l’imaginaire algérien d’aujourd’hui, on ne peut pas se contenter de lire ce qui s’écrit en français, il faut accéder à ce qui s’écrit en arabe. Les jeunes auteurs de langue arabe saisissent de manière plus contemporaine les univers dont ils rendent compte, avec des personnages plus ancrés dans le réel algérien, confrontés à des réalités plus dures, habités par une grande mélancolie. Ils sont plus en phase avec les bouleversements, témoignent d’une plus grande acuité à restituer ce qui habite et agite le quotidien de l’Algérie. Mais ça ne veut pas dire qu’il s’agit de formes plus sociologiques ou politiques, au contraire. Ils ont une capacité à jouer avec le fantastique, à construire un climat inquiétant avec un humour plus grinçant et plus féroce.»
0 commentaires