La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Ex Machina #35: Suspends ton vol
| 25 Sep 2023

Le lendemain au réveil, me souvenant de mon rêve, il me vint à l’esprit que je n’avais effectivement guère veillé au bien-être de l’Œil de Taureau ces derniers temps. Poussé par une légère culpabilité, je le mis au four à 180° une paire d’heure, puis – comme il me l’avait plusieurs fois demandé – lui appliquai ce que je pus comme pression en le calant sous le pied de la lourde table de chêne qui me sert de bureau. C’est ainsi un caillou débordant d’énergie que je récupérai le soir. À peine installé sur mon bureau, il déclara de sa voix fluette :

– Merci pour ce petit en-cas aussi tardif qu’indispensable. Je suis maintenant prêt à reprendre ma causerie sur le voïvant, le temps et le reste. Mieux vaut enchaîner pendant que c’est encore frais.

– M… mais c’est en rêve que je t’ai entendu nous parler de tout ça cette nuit. Comment est-il possible que…

– Il me semble largement démontré, reprit l’œil de Taureau d’un ton péremptoire, que tu ne connais pas grand-chose à la conscience en général, moins encore aux consciences minérales, et rien du tout aux consciences oniriques, sans même parler des consciences littéraires. Je ne vois donc pas ce qui te permettrait de déterminer ce qui est possible ou pas. On dirait par ailleurs que tu n’as même jamais entendu parler de logique narrative ni de suspension de l’incrédulité. C’est navrant. J’ignorerai donc cette interruption déplacée.

Je suis assez d’accord avec lui, signala ce faux frère de Corty.

– Moi également, j’en ai peur, résonna la voix de Galois.

Galois ? Mais comment… je réalisai alors que mon téléphone portable était en communication avec le numéro de Descartes, que j’avais enregistré quand ce dernier m’avait envoyé le fameux SMS qui avait tout enclenché. J’avais dû répondre machinalement à son appel.

– Je suis dans le bureau de René avec Blaise, nous prenions un verre ensemble et nous sommes dit que ce serait une bonne idée de vous passer un coup de fil. Nous sommes ravis que notre minéral ami soit en bonne forme et puisse dès maintenant reprendre son passionnant exposé.

– Si Yannick veut bien le laisser parler, s’entend, appuya Descartes.

– Sans l’interrompre à tout bout de champ, cela va de soi, clôtura Pascal, dont j’entendais la voix pour la première fois. Je pensais avoir développé une vision lucide quoique sévère de la nature humaine, mais à entendre le compte-rendu d’Evariste je me demande si je n’ai pas jusqu’ici fait preuve d’un optimisme béat.

Bien bien bien. J’activai le haut-parleur et me reculai dans mon siège. Qu’ils se débrouillent tous entre eux.

Le caillou prit le temps de s’éclaircir longuement la voix, rayonnant du plaisir d’être au centre de l’attention générale et prenant tout son temps.

– Bien, déclara-t-il enfin, nous en étions restés à la lamentable nature du voïvant, sujet sur lequel je ne m’attarderai pas plus qu’il n’est strictement nécessaire ; il nous faut cependant y consacrer encore un instant afin d’établir un important corollaire concernant cette fameuse histoire de temps dont nous voulions en réalité discuter.

– Qui est ? demanda Descartes.

– L’illusion de la continuité. Je m’explique. Vous autres, chnops, voïvants et autres consciences dérivées, êtes perpétuellement loin de l’équilibre thermodynamique, nous l’avons établi. Cela signifie que vous devez en permanence dissiper de l’énergie provenant de votre environnement afin de maintenir votre structure et votre état dans des limites de fonctionnement acceptable. Cela se passe sans arrêt, à toutes les échelles. Vos cellules doivent constamment fabriquer l’ATP qui nourrira les réactions chimiques essentielles à votre existence ; vos gènes sont exprimés ou réprimés en temps réel en fonction de changements subtils de votre environnement interne comme externe ; vos cellules meurent ou se reproduisent ; votre approximatif organisme déplace des fluides suspects vers des organes douteux ; vos muscles s’activent ou se détendent sans que vous puissiez y faire quoi que ce soit ; bref, tout bouge tout le temps. Bien entendu vous n’avez pas toujours conscience de tout cela, mais ces changements continuels vous affectent sans répit, et leurs effets cumulés atteignent toujours votre conscience d’une manière ou d’une autre. Cela vous donne une impression de continuité, de permanence. D’où vos vieilles lunes sur le fleuve du temps, les heures propices qui doivent retenir leur cours, que sais-je. Mais ce n’est qu’une illusion, c’est tout.

– À laquelle vous n’êtes personnellement pas soumis, si je comprends bien, releva Galois.

– En effet. C’est dû à ma nature qui, je me dois de l’admettre sans fausse modestie, est infiniment supérieure à la vôtre. Voyez-vous, contrairement aux voïvants, je ne consomme aucune énergie pour me maintenir en état de marche. Si vous me posez quelque part, sous des conditions de température et de pression acceptables (même bien au-delà des minces limites de ce que vous pouvez supporter), je peux y rester autant que nécessaire, intact, sans avoir à faire quoi que ce soit, et sans être d’ailleurs conscient de quoi que ce soit. Je n’ai ni métabolisme ni mécanisme d’homéostasie, et je n’en ai pas besoin. La seule chose qui m’anime, la seule qui atteigne ma conscience, et la seule qui me demande un peu d’énergie, c’est de réagir à un événement externe. Quand c’est fait, tant que rien d’autre ne change, il ne se passe simplement rien. Strictement rien. Ergo, comme dirait Maître Descartes, seul le changement et ses conséquences existent ; je n’ai pas de notion de temps, et je n’en vois pas l’utilité. De plus, ma perception du monde est peuplée de très fréquentes discontinuités, car aux rares changements externes qui m’affectent s’ajoutent tous ceux qui se sont produits pendant mon inactivité. Je peux passer un moment dans la bouche de Démosthène, en tomber, et me retrouver dans la main d’un voyageur victorien. En fait, ç’est exactement ce qui m’est arrivé. Je n’ai donc ni le besoin ni la possibilité de supposer une quelconque continuité au monde.

– Je ne suis pas sûr de vous suivre, dit Galois. On dirait que vous dormez le plus clair de votre temps ?

– L’analogie me paraît périlleuse, Maître, intervint Corty. Il se passe beaucoup de choses lors du sommeil d’un chnops ; votre propre émergence comme conscience onirique de Yannick en témoigne. Une sédation très profonde, peut-être ?

– La vérité, c’est que je suis plutôt comme un chnops cassé, ce que vous appelez mort, la plupart du temps, et la décomposition en moins. Simplement, parfois je ne le suis plus.

– Diantre. Pourriez-vous alors nous décrire plus en détail comment vous percevez les changements qui, disons, vous réveillent ? demanda Descartes.

– Bien sûr. Je peux prendre pour exemple le léger chargement que m’a fait porter Yannick ce matin. Quand je suis soumis à une pression, je me déforme très légèrement. La majeure partie de cette déformation est élastique et réversible : ma structure est comprimée comme un ressort très raide, et je stocke ainsi de l’énergie mécanique qui pourra servir plus tard, sans aucune déperdition ni production de chaleur, donc sans fabrication d’entropie. Mais une toute petite partie de la déformation est plastique, donc irréversible : elle concerne le subtil réseau d’impuretés qui me parcourt et qui se trouve altéré par la pression. Ce réseau est pour moi l’équivalent de votre système nerveux, et c’est lui qui est le vecteur de ma perception et de ma pensée. Les déformations de ce réseau se propagent, s’amplifient ou s’annulent en fonction de mon état antérieur, de manière potentiellement très complexe puisque c’est comme ça que je pense et que je suis, vous l’admettrez, tout sauf crétin. C’est ainsi que je perçois la pression – comme une sensation douce et satisfaisante. D’autres pensées peuvent aussi me venir, dont je vous épargnerai le détail. Quoi qu’il en soit, si rien d’autre ne se passe, au bout d’un moment l’équilibre se rétablit entre l’énergie nouvellement stockée et mon réseau subtilement modifié. Je retourne alors à l’immobilité complète.

– Et que se passe-t-il quand la pression redescend ? ne pus-je m’empêcher de demander malgré ma décision antérieure de conserver un mutisme boudeur. Comme quand je t’ai retiré de sous mon bureau. L’énergie que tu as stockée se libère, comme un ressort qui se détend ? Quel intérêt dans ce cas ?

– Non non, je la conserve, merci bien, il me faut tout de même bien garder un petit quelque chose. Quand je ressens la baisse de pression, une partie de mon réseau d’impuretés, totalement inconsciente celle-là, s’occupe de rigidifier ma structure aux endroits stratégiques, un peu comme on insère un cliquet dans un engrenage pour l’empêcher de tourner.

– Et quand nous vous parlons, intervint Pascal, que se passe-t-il ?

– Je perçois les infimes variations de pression de l’air que provoquent vos voix. Il n’y a presque pas d’énergie en jeu dans ce cas, en tout cas aucune que je puisse stocker, mais assez pour que mon réseau d’impuretés se déforme molécule par molécule, ce qui est suffisant. Cela déclenche toute une cascade de réactions en retour, qui représentent ma compréhension de vos paroles et les pensées qu’elles déclenchent chez moi. Je peux en particulier manipuler le « cliquet » dont je vous ai parlé pour libérer de l’énergie mécanique et faire vibrer ma paroi afin de vous répondre. Vous parler est, d’ailleurs, l’action la plus énergivore que je puisse effectuer ; mais vous écouter est fatiguant aussi car chaque déformation plastique de mon réseau d’impureté dissipe de l’énergie sous forme de chaleur, ce qui m’oblige à utiliser une partie de mon énergie de réserve pour compenser. Pour être franc, je n’avais pas eu d’interaction aussi longue et complexe que ces derniers temps depuis Démosthène. Lequel était passionnant mais quand même très frustrant.  Allez comprendre ce que raconte un type bègue qui vous parle quand vous êtes dans sa bouche, vous m’en direz des nouvelles. Bref, quand je vous écoute, les déformations irréversibles de mon réseau d’impuretés me permettent de retenir ce que vous dites (si inintéressant que ce soit la plupart du temps) et d’y réagir. Quand c’est fini, je m’arrête. Et voilà.

– Vous prétendez  donc, insista Pascal, que pour vous le temps n’existe pas ? Mais dans quel médium, alors, peuvent exister les événements et processus physiques, la chute des corps, que sais-je ?

– Je n’entends pas, Maître, juger de l’existence du temps physique. Je crois comprendre que les sciences de la nature ont bien évolué depuis votre époque ; la notion de temps absolu a été remise en cause, et certains physiciens proposent même une lecture du monde dans laquelle il n’y a pas de temps du tout, en l’éliminant de leurs équations. Mais je ne parle pas de ce temps-là, ni non plus du temps thermodynamique, qui gouverne l’ordre des changements ; je suis tout prêt à admettre l’existence de celui-là, car j’ai connu bien des êtres cassés et aucun ne s’est recollé de lui-même. Non, ce que je nie, pour ce qui me concerne, c’est l’existence d’un temps subjectif. Ce que je connais, ce sont des changements, certes ordonnés d’une certaine manière, mais rien d’autre. Notez que je ne trouve pas ça si mal. Au moins je ne m’ennuie jamais.

– C’est tout de même incroyable. Si j’avais pu me douter de ça… soupirai-je.

– Ben c’est normal, tu ne m’as jamais posé la question, interrompit le caillou d’un ton accusateur.  Tu ne t’intéresses qu’à ta conscience étriquée de chnops, comme si c’était la seule possible, sans jamais te préoccuper ce que ça me fait à moi d’être conscient.

– Ni à moi, maintenant que j’y pense, intervint Corty. Je t’ai tendu la perche plusieurs fois mais visiblement tu t’en fous. Quant à Abel, tu lui as demandé en détail comment il fonctionnait, mais jamais ce qu’il ressentait.

– Je crains, mon ami, de devoir concourir à ce reproche, soupira Galois. L’introspection d’une conscience onirique telle que la mienne pourrait pourtant vous apporter un éclairage utile.

– N’y comptez pas, Maître, conclut un Œil de taureau triomphant. Yannick est bien représentatif du chnops typique : autocentré, borné, et avec des œillères dont il n’a aucune conscience.

Il y a des moments dans la vie où il faut raccrocher le téléphone, recouvrir les cailloux bavards d’un oreiller bien épais, se servir un verre ou trois, et passer à autre chose.

C’en était un.

(à suivre)
Yannick Cras

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