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Ex Machina #43 : Delta est un génie
| 12 Août 2024

J’eus récemment l’occasion de discuter de mes recherches avec Sima, l’artiste numérique de genre indéterminé (ou peut-être fluide) qui nous avait offert le Songe d’Everett. Malgré le nombre et la diversité de ses projets en cours, qui limitent la fréquence de nos contacts, je trouve toujours ses remarques à tout le moins rafraîchissantes, et souvent même d’une clairvoyance stupéfiante, surtout venant d’une personne ostensiblement allergique aux maths.

Sima m’écouta en silence lui résumer nos dernières avancées, puis son premier commentaire fusa, énigmatique et légèrement courroucé :

– Ce n’est pas parce que Delta n’a jamais vu de triangle bleu qu’elle ne peut pas y penser. Même s’il n’y en a pas un seul dans son monde. C’est idiot de supposer ça.

– Pardon ?

– Et ton Everett, là…

– Évariste.

– Oui, ton Galois, quelque chose me dit qu’il a négligé un truc vraiment important. Pourtant, c’est un génie des maths, non ?

– Oui. Il a inventé des techniques assez fondamentales.

– Justement. Il les a inventées ? Elles n’existaient pas avant ?

– Absolument.

– Alors c’est pareil pour Delta et les triangles bleus. Exactement pareil. Comment veux-tu que Delta construise un monde intérieur intéressant, si tu ne lui permets pas d’inventer le triangle bleu ? Si tout ce qu’elle sait faire c’est plus ou moins résumer des trucs qu’elle a vus, je doute qu’elle puisse développer une conscience de soi.

–  Et pourquoi ça ? répondis-je, un peu piqué.

– Eh bien, tout simplement, Delta ne verra jamais Delta, n’est-ce pas ? Pourtant, il lui faudrait bien un concept de « moi », non ? C’est toute l’idée de ton projet.

– En effet, mais…

– Donc, si Delta ne peut pas se percevoir elle-même, il faut bien qu’elle s’invente. D’autant plus, je te le rappelle, que dans mes dessins Delta était elle-même un triangle bleu !

Touché. Je me sentis même, avouons-le, osciller dangereusement au bord d’un gouffre métaphysique.

Sentant qu’un nouvel élément essentiel du puzzle était à portée de main, je voulus prolonger la discussion ; mais Sima m’interrompit :

– Je ne vois pas bien quoi te dire de plus. Le reste, c’est ta plomberie, à toi de voir. Là il faut que je te laisse, j’ai un mécène à plumer. Mais tiens-moi au courant. Ciao ciao !

Clic.

Bon. Me voilà bien avancé.

Sima a raison sur un point essentiel. Si Delta ne se perçoit pas elle-même, il faut pourtant qu’elle crée un concept de « moi » qui, en quelque sorte, la résume.

Pour le moment ça me dépasse totalement. Commençons donc par plus simple. Comment Sima pourrait-elle inventer le triangle bleu ?

Je me suis alors souvenu d’une autre partie de notre dernière discussion avec Galois et Corty. Ce qui en ressortait, c’est que nous ne percevons pas, consciemment, la totalité des détails d’une scène. Nos pensées, notre état mental interviennent d’une façon encore mystérieuse, et nous ne retiendrons que certains aspects de cette scène.

Mais cela veut dire que la mémoire de Delta, son fameux treillis d’expérience, contiendra toujours des concepts plus généraux, plus vagues que de simples percepts exhaustifs et totalement précis. Si elle veut recréer mentalement une situation concrète, elle ne pourra donc le faire qu’en assemblant ces concepts plus généraux qu’elle a expérimentés. Cela correspond d’ailleurs parfaitement avec les découvertes actuelles en sciences cognitives : nous n’enregistrons pas nos souvenirs comme des films. Nous les réinventons sans cesse à partir d’images partielles, de sensations incomplètes, en comblant les trous avec des hypothèses crédibles, auxquelles nous finissons par croire dur comme fer. C’est pour cela que les policiers n’attachent qu’une valeur relative aux témoignages oculaires. Nous avons même tous de faux souvenirs, des scènes entièrement recréées à partir de pans d’histoires fragmentaires. Nous avons tous vécu cela : Où sont donc mes clés ? J’aurais pourtant juré les avoir accrochées au clou. Sans même parler de mousse à raser.

Bien, essayons de suivre ce fil. Disons que Delta voit un délicieux triangle vert et le mange ; mais comme elle a très faim et que les triangles jaunes, quoique rares, ne sont pas mauvais non plus, elle va juste percevoir un « triangle bon à manger ». Si plus tard elle mobilise ce concept dans un autre contexte, où la couleur est importante, il serait sans doute logique qu’elle décide que ce délicieux triangle est vert, parce que la plupart du temps c’est le cas. Mais elle ne fera que reconstruire un percept de toutes pièces.

Supposons maintenant que les cercles et carrés bleus, dans le monde de Delta, jouent le rôle d’une boisson euphorisante. Sous l’effet d’une légère ivresse, Delta pourrait oublier la forme précise et mémoriser un concept de « objet bleu délicieux, hic ».

Si plus tard Delta est d’humeur à goûter quelque chose de délicieux, elle pourra alors mobiliser les concepts reliés qu’elle a en stock : « triangle bon à manger », « objet bleu délicieux ».

Pourquoi, dans ce cas, ne penserait-elle pas à un exemple commun de ces deux catégories ? Et voilà : un délicieux triangle bleu. Qui n’existe pas, peut-être. Mais qui devrait.

Delta a inventé le triangle bleu, symbole de ce qui est délicieux. Delta est un génie. Même sous forme d’expérience de pensée.

Galois – quand je lui rendis compte des propos (un peu édulcorés) de Sima, ainsi que de mes propres réflexions – me surprit par la vivacité de sa réaction :

– Quel imbécile je fais ! Comment peut-on être idiot à ce point ! Votre Simone, là…

– Sima.

– Oui, Sima, il ou elle ou je ne sais quel pronom a entièrement raison. Je ne suis pas plus avancé que vous pour déterminer quel concept représentera ce « moi » que nous recherchons comme le Graal, mais votre scénario pour l’invention du triangle bleu me paraît d’une grande richesse potentielle. Il nous faudrait juste le formaliser un peu plus. Voulez-vous que j’essaie ?

– Bien volontiers, Maître.

– Tout d’abord, dans la première situation que vous avez imaginée, Delta se trouve devant un triangle vert et le mange. Mais comme elle a aussi mangé des triangles jaunes, concept qu’elle a déjà assimilé et auquel elle pense justement, elle va comparer la situation réelle, le percept, avec ce concept de triangle jaunes. Ces deux concepts sont certes différents mais proches ; leur disjonction – le concept qui identifie leurs propriétés communes – n’est autre que « triangle bon à manger ». Ce que perçoit consciemment Delta, ce n’est pas le percept lui-même ; c’est sa disjonction avec le concept auquel elle pensait. Cela nous donne déjà un élément de réponse quant au mécanisme qui lui fait sélectionner certains aspects d’un percept et en négliger d’autres. Bravo mon ami !

Je me rengorgeai intérieurement. Enfin, j’espère que c’était intérieurement.

– La deuxième situation est analogue. Sima consomme, disons, un cercle bleu. Son attraction pour ce qui est délicieux lui fait penser, certes, aux cercles bleus mais aussi aux carrés bleus, tout aussi agréables. Elle calcule la disjonction de sa situation et des concepts ainsi mobilisé, ce qui lui donne un concept de « objet bleu délicieux ». Qu’elle mémorisera avec gourmandise.

– En effet.

– Enfin, quand Delta a besoin de se sentir bien, elle pense aux choses délicieuses, et active les deux concepts qu’elle a mémorisés précédemment, et qui ont en commun ce bien-être. Et là, coup de génie en effet : elle en calcule la conjonction, ce fameux triangle bleu délicieux, imaginaire mais  bien présent dans son esprit.

– Il y a une forme symétrie dans cette histoire. Delta pense d’abord à « quelque chose de délicieux », qui est justement la disjonction de « triangle délicieux » et « objet bleu délicieux ». Elle pense ensuite à ces deux concepts, et en calcule enfin la conjonction : le triangle bleu délicieux.

– Oui. Et cet unique concept, bien que représentant un objet qui n’existe pas dans le monde de Delta, se retrouve symboliser au mieux le concept de « quelque chose de délicieux ».

– Mais pourquoi inventer un concept symbolique, alors que Delta dispose déjà du concept « quelque chose de délicieux » ?

–   Je n’en sais rien, mais peut-être a-t-elle l’utilité d’un exemple plus concret, plus facile à visualiser et à associer avec d’autre, que ce concept très vague de « chose délicieuse ». A lui seul, le concept de triangle bleu délicieux peut justifier une affinité de Delta pour les triangles ou pour la couleur bleue, ce que le concept de « chose délicieuse » seul ne permet pas. En quelque sorte, ce concept imaginaire offre un résumé concis d’une réalité plus complexe impliquant un plus grand nombre de concepts. Il est peut-être plus économique – comme dirait notre minéral ami – de mobiliser un seul concept, pour un résultat très proche. Si notre raisonnement est correct, en cherchant quelque chose de délicieux, Delta pensera au triangle bleu, ce qui l’amènera à identifier les triangles ou la couleur bleue dans la situation qu’elle observe.

– Je vois. Si Delta pense à un triangle bleu et voit un cercle bleu, elle identifiera leur disjonction, « quelque chose de bleu », un concept déjà lui-même associé à la sensation de bien-être. Elle pourrait donc décider de manger ce cercle bleu sans même avoir remarqué que c’était un cercle.

– En effet, et cela peut être dangereux, d’ailleurs. Si les carrés bleus sont empoisonnés, et si Delta ne perçoit pas consciemment la forme de l’objet bleu qu’elle mange… aië.

– Ça me rappelle cette histoire de généralisation dont nous parlait le caillou il y a un bout de temps.

– Oui, et nous devrons y revenir. Par ailleurs, je ne comprends pas vraiment pourquoi Delta combinerait des concepts parfois en en calculant la disjonction et parfois la conjonction. Notre scénario est un peu trop commode, un peu trop bien ficelé. Mais je pense tout de même que nous sommes sur une bonne piste. Puis, tout cela va faire plaisir à Simone.

– À Sima.

(à suivre)

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