La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Décomptes macabres
| 12 Avr 2020

 “Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

S’il est un moment où il faut se méfier des chiffres, c’est bien celui que nous vivons. Chaque journée se voit ponctuée d’annonces glaçantes recensant le nombre de cas de COVID-19, d’entrées en réanimation, de décès. « Fait-on » plus ou moins que la veille ? Le pic est-il à venir, est-il arrivé ? Et le déconfinement, c’est pour quand ? Aussi rationnels que nous voulions nous croire, nous sommes tous obscurément tentés de recourir à la pensée magique, à une forme de numérologie inavouée, à n’importe quoi en fait qui pourrait donner un peu de sens à l’incompréhensible, un vernis de logique à l’inacceptable, un soupçon d’ordre à l’imprévisible.

Nous créons donc chacun, que nous en soyons conscients ou pas, notre mythologie de poche, notre petite ontologie d’urgence, notre système de vérité de secours, qui nous sert d’approximative béquille et de ration de combat pour la journée. C’est humain. Il faut bien accepter notre propre irrationalité face à la catastrophe, et admettre avec humilité que nous ne sommes guère différents de nos aînés dont il est aisé de moquer les superstitions mais qui faisaient face, eux, quotidiennement à un inconnu que pour notre part nous voulions croire maîtrisé et qui revient cette fois nous prendre par surprise.

C’est humain et inévitable, soit. Mais cela n’implique pas d’être complaisants vis-à-vis de notre propre faiblesse. La seule et indispensable protection que nous puissions nous donner et donner aux autres, c’est simplement de la fermer. Motus. Confinement de la langue et de la plume, s’il vous plait. En trois mots : fermons nos gueules.

Ceux qui savent –scientifiques, épidémiologistes, médecins– savent surtout, et heureusement le disent, qu’ils ne savent pas assez ; mais ils savent ce qu’ils ignorent, et savent donc où chercher. Laissons-les faire.

En attendant, nous pouvons travailler à filtrer ce que nous entendons, à distinguer l’information valable du bruit inutile. C’est un exercice qui nous servira ô combien quand la pandémie sera derrière nous et que le citoyen redeviendra l’acteur principal.

Nous pouvons cesser de comparer au jour le jour le nombre de décès dans des pays de population, de densité et de démographie différentes, à des stades différents de la pandémie ! Indécente et macabre caricature de Jeux olympiques où toutes les médailles reviennent in fine à la Camarde.

Nous pouvons en revanche prendre note pour bien nous en souvenir que cette crise aura révélé à nos yeux effarés le manque de moyens de nos hôpitaux et la vacuité de nos stocks stratégiques. Nous saurons, nous devrons exiger de savoir plus tard comment, pourquoi, et qui est responsable. Nous devrons aussi chacun nous demander pourquoi les cris d’alarme lancés depuis des années par nos soignants ne nous ont, pour la plupart, pas plus émus que ça. Mais nous devons également accepter de laisser ce besoin de savoir en suspens pour le moment, sans lui substituer d’explication immédiate, facile et rassurante.

Nous pouvons, nous devons reconnaître notre soif de certitude, et apprendre à accepter qu’elle ne soit pas immédiatement étanchée. Nous sommes les enfants gâtés de la société de l’information, des accros inconscients à la drogue de l’explication : grandissons un peu, apprenons à gérer le manque.

Nous pouvons rire, de tout mais pas avec n’importe qui. Il nous faut, et heureusement il nous reste, des Desproges, des Brassens.

Nous pouvons – pour la plupart – vivre, confinement ou pas. Qui a dit « quand on ne peut ajouter de jours à la vie, il faut ajouter de la vie aux jours » ?

Nous pouvons recenser les politiques, hauts fonctionnaires et autres figures publiques qui chaussent à l‘envers les habits du sachant, pitoyables imitateurs, clowns bouffis d’indécente suffisance, et prévoir de leur rappeler leur indignité le moment venu.

Nous pouvons relever les fake news et les désinformations, et éviter de les propager par des gestes barrière.

Nous pouvons éviter par un effort conscient d’interpréter à haute voix les chiffres qui nous arrivent et de relayer les interprétations qui nous sont données. Untel, par exemple, nous explique que le taux de mortalité en Allemagne est très inférieur à celui de la France parce que les Allemands testent plus : lapalissade ! Plus de tests implique plus de cas testés positifs, ce qui fait mécaniquement monter le dénominateur et baisser le pourcentage. « Même pas faux », comme disait le physicien Wolfgang Pauli pour parler d’un article sans intérêt. Ce qui guérit les gens, ce sont les médecins et les politiques de santé, pas les tests en soi. Ce qui guérit est donc en dehors des chiffres et des pourcentage : c’est ce que font les professionnels de santé à tous les échelons. Je ne sais pas si on peut tester plus, ni quoi faire des résultats de tests  ; vous non plus. D’autres savent, ou du moins sont légitimes pour croire en certaines approches. Laissons-les chercher.

Rien de cela ne veut dire qu’il faut choisir de ne pas rester informés, bien au contraire. Cette période nous offre un terrain d’exercice idéal pour apprendre distinguer le n’importe quoi de l’utile, et, pour beaucoup, tout le temps qu’il faut pour le faire. On aurait tort de s’en priver.

Nous pouvons enfin lire ce court, bel et indispensable article d’Étienne Klein qui rappelle nos biais cognitifs et questionne nos rapports à la science. « Je ne suis pas médecin, mais…. » en est le titre.

Je ne suis pas médecin, donc : je m’arrête là.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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