La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La Diagonale du Fou
| 02 Fév 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Hilbert n’avait jamais eu de problème jusque là pour libérer des chambres de l’hôtel Aleph à la demande, en nombre infini même si nécessaire ; et le voilà pourtant coincé sur une affaire qui ne paraît après tout pas plus monstrueusement déraisonnable, au point où nous en sommes, que les autres. Impossible de trouver une chambre pour chaque club de résidents ; on a beau pousser ou tirer : rien à faire, ça ne rentre pas. Que peut-il bien se passer ?

Et tout d’abord, est-on bien sûr qu’il y a un problème ? Peut-être, tout génial qu’il soit, Hilbert est-il passé à côté d’une méthode pour caser chaque groupe dans une chambre ? Eh bien non, et nous en devons la preuve à Cantor, toujours lui, dont la démonstration, appelée argument diagonal, est un petit bijou – qui servit aussi à Kurt Gödel pour son célèbre théorème d’incomplétude (1), dont nous reparlerons sans doute un jour.

Voici, en substance, ce qu’il nous dit : demandons à chaque résident d’héberger les réunions d’un club (auquel il peut ou non appartenir) dans sa chambre. Supposons qu’on attribue ainsi un hôte et un local à chaque club possible. Je m’intéresse maintenant au club des hôtes désintéressés, à savoir tous les résidents qui hébergent un groupe auquel ils n’appartiennent pas (ce qui est tout de même très sympa de leur part). Voici une règle claire et qui n’introduit en soi aucun paradoxe (contrairement au club 25117 de Russel que nous avons évoqué la semaine dernière).

Seulement voilà, un problème apparaît si je cherche à savoir dans quelle chambre ce club se réunit. On constate vite qu’il ne peut être hébergé par personne, car son hôte serait désintéressé à la condition de ne pas l’être! Ce club existe bel et bien mais n’a pas de chambre pour se réunir, alors qu’il y aurait droit comme les autres. Une autre manière de le voir est de constater que le groupe des hôtes désintéressés est différent au moins par un adhérent de chacun des groupes hébergés dans une chambre ; le résident de chaque chambre appartient à l’un ou l’autre club mais pas aux deux.

Pourquoi cette contradiction ? Parce que mon hypothèse de départ est fausse : on ne peut pas attribuer une chambre à chaque club possible de résidents.

Ainsi parle Cantor. Ce qui rend la chose fort étrange, c’est qu’il est en revanche très facile d’associer un nombre à un groupe quelconque de résidents. Voici une manière de faire parmi bien d’autres : j’écris un zéro et une virgule, et je place ensuite un 1 ou un 0 selon que l’occupant de la chambre 1 appartient ou non au groupe ; puis je fais pareil pour le résident 2, pour le 3 et pour tous les autres. Le club des occupants de chambres de numéro inférieur à 5 donne ainsi le nombre 0,11111, mais le club des occupants de chambres impaires s’écrit 0,1010101….

Nous pouvons parfaitement lire ces nombres comme des nombres décimaux usuels, mais nous pouvons aussi les lire comme ferait un ordinateur, en langage binaire. Dans ce langage, 3 s’écrit 11 (deux fois un plus un), et 5 s’écrit 101 (4 fois un plus zéro fois deux plus un) ; la fraction ½ (que nous écrivons habituellement 0,5) s’écrit 0,1. Si nous adoptons ce codage, nous constatons que tous les groupes de résidents peuvent se coder en langage binaire (avec un nombre en général infini de chiffres derrière la virgule !) dans un nombre compris entre zéro (pour le groupe qui ne contient personne) et un (pour le groupe qui contient tout le monde). En vérité, il y a dans ce cas un petit problème technique à prendre en compte, car certains nombres supportent deux écritures ; en écriture décimale, le nombre 0,9999… est égal à 1, et en binaire c’est le cas de 0,1111…. – mais ce n’est ici qu’un détail.   

Ce qui compte est qu’il existe ainsi un ensemble de nombres, que l’on appelle nombres réels bien qu’ils ne soient pas moins imaginaires que les autres (plutôt le contraire à mon humble avis), et qui ne peuvent pas être distribués à un par chambre. Les conséquences en sont assez ravageuses… comme nous le verrons la semaine prochaine.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

(1) … théorème étourdiment attribué à Cantor dans la version originale de cet article. [Mise à jour de l’article le 08/02/2016]

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

Exx Machina #44: Un joli papiyon

Si un concept subjectif et son dual sont en fait la même chose, ce n’est plus un treillis que tu manipules: c’est le papyion lui-même, dans lequel chaque concept et son dual se confondent en un seul cercle vu en transparence, et c’est ce cercle qui est le concept subjectif. Si on va par là, tout notre travail sur les treillis est à mettre à la poubelle. Attention, je ne dis pas que c’est absurde, je dis juste que si c’est vrai tu viens de nous rajouter quelques mois de boulot.

Ex Machina #43 : Delta est un génie

Delta ne verra jamais Delta. Pourtant, il lui faudrait bien un concept de “moi”, non? Donc, si Delta ne peut pas se percevoir elle-même, il faut bien qu’elle s’invente. D’autant plus que dans mes dessins Delta était elle-même un triangle bleu!

Ex Machina #42: Une question d’attention

Nous dotons Delta d’un treillis d’expérience qui contient certains concepts du treillis subjectif. À tout instant, certains de ces concepts sont activés, mobilisés: c’est à eux que Delta pense. En fonction de ses pensées, les perceptions de Delta sont filtrées, orientées par un mécanisme inconscient, et Delta percevra consciemment une version résumée de la réalité au lieu de tous ses détails. Elle la comparera aux concepts de son treillis d’expérience, ce qui pourra l’amener à en mobiliser d’autres, modifiant ainsi ses pensées.

Ex Machina #40: Pas le choix

Un choix n’est possible que si les deux branches de l’alternative sont ouvertes. Comment diantre un programme pourrait-il avoir le choix d’effectuer ou non une action donnée, puisque c’est in fine un calcul qui en décidera?