“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
Bien, nous avons donc une nouvelle sorte de nombre, appelés nombres réels à l’encontre du bon sens, et qui ne tient pas dans l’hôtel Aleph. Que ce soit un souci pour Hilbert et Russel, on le comprend, mais pourquoi devrions-nous nous sentir concernés ?
D’autant qu’après tout l’infini de l’hôtel Aleph, que l’on appelle infini dénombrable, contient tout de même une quantité proprement incroyable de choses. Que l’hôtel puisse toujours accueillir un client de plus ne paraît pas très surprenant : sinon on ne parlerait pas d’infini. Il est déjà plus étrange de constater qu’il y a exactement autant de nombres pairs que de nombres entiers – c’est ce qui permet à Hilbert de libérer d’un coup une infinité de chambres. Mais soit : dans la mesure où ces nombres entiers sont bien isolés, chacun séparé de ses voisins par une invariable et ferme distance de 1, on peut se dire qu’ils restent relativement discrets dans leur infinitude ; ils font bien ce qu’ils veulent mais ils le font entre eux, finalement.
Ce qui est bien plus troublant, en tout cas pour votre serviteur, c’est que, puisqu’on peut libérer une chambre par couple de nombres entiers, il y a aussi autant de fractions que de nombres entiers ; l’ensemble des fractions, que l’on appelle aussi nombres rationnels, est dénombrable. Or des fractions, il y en a vraiment beaucoup ! Et contrairement aux entiers, aucun vide ne semble les séparer. Rien que dans l’espace entre, mettons, 1 et 2, on en case une infinité. En fait, entre deux fractions aussi proches soient-elles, comme 1/484563 et 2/484563, on trouvera une infinité d’autres fractions. Ça fait du monde ! Fini le splendide isolement, l’entre-soi des premières classes : on est en pleine promiscuité. Pourtant, aucun problème pour l’hôtel Aleph (même si les clients les plus anciens tordent un peu le nez, paraît-il, à l’idée de dormir dans une chambre fractionnaire ; certains trouvent que ça fait nouveau riche).
Notons au passage que les fractions comprennent entre autres tous les nombres qui s’écrivent avec un nombre fini de décimales : quelle que soit la précision de votre appareil de mesure, ce qui en sort est une fraction.
Mais il y a plus. Pensez à l’ensemble de tous les nombres que nous pouvons ou pourrions définir individuellement d’une manière précise, comme solution d’une équation par exemple. Cela inclut des stars comme la racine de 2 (qui nous calcule la diagonale du carré), le célèbre nombre d’or φ (qui est tel que φ2 – φ = 1), mais aussi le nombre π (celui du cercle) ou son comparse e (qui calcule les intérêts composés de votre emprunt). Tous ces nombres peuvent se définir en un nombre fini de signes, même s’ils s’écrivent avec une infinité de décimales – et leur ensemble est donc dénombrable, puisqu’il correspond à une partie de la Bibliothèque de Babel qui, nous l’avons vu, tient tout juste dans l’hôtel Aleph.
Enfin et surtout, pensez à la Bibliothèque elle-même ! Elle contient absolument tout le savoir, toute l’histoire, la musique, la littérature, les reproductions en haute définition d’œuvres d’art, les théories scientifiques et philosophiques non seulement de l’humanité passée et future, mais de toute espèce intelligente existante ou concevable dans cet univers ou dans un autre. Tout cela se code en nombres entiers, et tout cela tient dans l’hôtel Aleph.
Et pourtant : il existe un autre infini de nombres qui, eux, n’y tiennent pas. Non seulement cela, mais ces nombres sont infiniment plus nombreux que ceux de l’infini dénombrable.
Pour s’en faire une idée, faisons l’expérience de tirer des nombres réels au sort, et de regarder dans quelle proportion ces nombres sont aussi des nombres entiers, rationnels, ou figurant dans la bibliothèque de Babel. Pour tirer un nombre réel au sort, ça ne devrait pas être bien compliqué: il suffira de faire choisir au hasard un chiffre entre zéro et neuf à chaque résident de l’hôtel et de noter le résultat de chaque chambre. Ah oui zut, il faudrait aussi choisir au hasard un emplacement pour la virgule, attendez… euh… ce n’est peut-être pas si simple que ça finalement.
Bon, limitons-nous à choisir un nombre réel entre zéro et un, et nous regarderons si la suite des décimales nous dit quelque chose, en déplaçant ou en supprimant la virgule si besoin.
Eh bien, mauvaise nouvelle : la probabilité pour tomber ainsi sur un nombre de la bibliothèque de Babel est strictement de zéro. Autrement dit, statistiquement, on n’obtiendra jamais le moindre nombre de Babel par cette méthode. L’ensemble des nombres qui représente le patrimoine culturel entier de toutes les espèces pensantes existantes ou concevables est, en terme mathématiques, ce qu’on appelle un ensemble de mesure nulle, négligeable. En somme rien. Nada. Néant. Voilà qui nous remet à notre juste place… non ?
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
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