L’actualité chorégraphique me donne l’occasion de revenir sur un sujet qui travaille de façon profonde la sphère artistique : la place des pratiques amateur.
Avec Gala, Jérôme Bel creuse toujours davantage un sillon qui lui faisait dire dans la matinale de France Musique cette semaine : “Tous ceux qui me disent qu’ils ne savent pas danser sont ceux qui m’intéressent le plus.” On l’a vu avec Disabled theater puis avec Cour d’Honneur. Avec Gala, le chorégraphe propose cette fois une co-présence des amateurs avec des professionnels. Mêmes ingrédients pour la trilogie Dancing, de la Sud-Coréenne Eun-Me Ahn, qui est allée à la rencontre d’adolescents, de grands-mères et d’hommes d’âge mûr pour trois pièces qui font la part belle à ces interprètes amateurs, les professionnels reproduisant dans la première partie de ces spectacles leurs chorégraphies maladroites.
Au-delà de ces spectacles particuliers, ce qui m’intrigue le plus est la réception publique de ces propositions. Dans tous les cas cités plus haut, les représentations se terminent immanquablement par des standing ovations pour ces amateurs, alors même que la qualité intrinsèque de leur performance n’en mérite évidemment pas tant. Dès lors, on est en droit de se demander ce qui est applaudi, et si la réponse pouvait apparaître assez clairement, les représentations de Dancing Teen Teen et Dancing Grandmothers au Théâtre de la Ville, à Paris – avant celles de Dancing Middle-Aged Men, à la MAC-Créteil – la confirment sans ambiguïté. En applaudissant l’amateur, c’est lui-même qu’une grande part du public applaudit. À la fin des représentations, la chorégraphe sud-coréenne invite en effet le public à venir lui aussi danser sur scène. Le résultat ne se fait pas attendre, et des nuées de spectateurs se ruent sur le plateau pour être, à leur tour, sous le feu des projecteurs.
C’est un mouvement symétrique qu’opérait Vincent Macaigne au début de Au moins j’aurai laissé un beau cadavre et de Idiot ! parce que nous aurions dû nous aimer, lui qui invitait le public à monter sur scène en entrant dans la salle. Ce type de proposition, pour n’être pas nouvelle, me met toujours mal à l’aise, car j’ai tendance à y voir une démagogie trop facile, une façon de flatter un public composé d’individus dont une bonne part aimerait tant être sur scène. Mais qu’est-ce que cela produit, en termes artistiques ? C’est la question qui ne semble pas toujours être posée, ou pas toujours de la bonne façon.
Le postulat qui voudrait que tout le monde soit artiste est à mon sens beaucoup plus pernicieux que le “tout est art”. Tout est art, certes, mais pourvu qu’il y ait un artiste pour le désigner comme tel. On reconnaît là l’héritage plus que centenaire de Marcel Duchamp, un héritage complexe, qui doit être sans cesse repensé à l’aune de chaque expérience. L’héritage de Duchamp est, me semble-t-il, un questionnement, et non une réponse. Ainsi, ce n’est pas parce que l’on met des amateurs sur une scène professionnelle que cela suffit à en faire des artistes. Il faut encore qu’il y ait un processus, qu’il soit une sublimation, une interrogation des écritures esthétiques ou un questionnement théorique. Et il est évident qu’il n’est pas simple de distinguer, le temps d’une représentation, ce qui relève de l’une ou de l’autre de ces approches. C’est peut-être dans la constance, dans la durée d’une recherche créatrice que l’on peut le mieux appréhender la dimension réellement artistique d’un travail.
Et je repense ici au cinéaste Bruno Dumont, longtemps mis au ban par une bonne part de la “grande famille du cinéma” pour avoir permis à tant d’anonymes, tant d’amateurs, de briller de tout l’éclat de leur présence sur les grands écrans, grâce à un travail opiniâtre réalisé avec ses interprètes qui, dès lors, n’avaient plus rien d’amateurs, grâce à la qualité du travail entrepris, ne serait-ce que durant les quelques brèves semaines d’un tournage. À ce titre, le double prix d’interprétation, féminine et masculine, obtenu à Cannes par Séverine Caneele et Emmanuel Schotté pour L’Humanité, avait mis en rage une bonne part des professionnels de la profession, et m’avait particulièrement réjoui. On peut aller applaudir quelques amateurs et se donner bonne conscience à moindre coût, mais de là à les couronner dans le plus grand festival de cinéma du monde, fallait quand même pas pousser. Deux poids, deux mesures. De la différence entre le spectacle vivant et le 7ème art…
Mais cette différence nourrira encore bien d’autres Bentôs.
Arnaud Laporte
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