La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers…
Tout est signe. Il y a, entre la foi et le cinéma, entre le mystique et le réalisateur (fût-il athée), plus de correspondances qu’on ne croit – pour reprendre le titre du si célèbre poème-manifeste de Baudelaire. Dans l’expérience de “l’inspiration” divine comme de la “captation” filmique, le temps et l’espace prennent soudain une densité nouvelle, comme chargée de vibrations. Le monde résonne de messages à déchiffrer, il se remplit d’évènements qui font avènements, miracles ou avertissements. Cette profondeur où retentissent appels et échos, c’est qu’on appelle “le sacré” je suppose – du latin sacer, “ce qui est séparé“, ce qui se distingue de l’espace-temps profane, de la pauvre normalité d’une vie sans Dieu ni caméra.
Je me souviens de ce jour de mai, où venu filmer un festival documentaire consacré aux Résistances, j’écoutais, sur le pont de Saint-Jean-du-Gard, au-dessus de la rivière froide et en dessous du ciel gris, les deux Messies descendus sur Terre pour rendre possible mon projet. D’un côté, gueule façonnée pour l’objectif et timbre calibré pour le micro, avec sa silhouette et sa gestuelle de bateleur grand style : Lionnel Astier, acteur que son fils Alexandre a fait connaître du grand public en père du Roi Arthur dans la série Kaamelot – et bien porteur de quelque noble ascendance, puisque issu d’une vieille famille cévenole ; auteur de la pièce La Nuit des Camisards ; et enfin, narrateur à venir de notre documentaire, d’une belle voix off qui sonne comme torrent et brasier à la fois. De l’autre, tout lunettes et moustaches, une tchatche du Sud-Ouest débordant d’accents et de mains pour rivaliser avec son sparring partner : Henry Mouysset, conseiller historique sur la pièce de Lionnel, et sur mon propre film.
À la manière d’un duo comique dont on ne saurait dire qui joue le Pierrot et qui l’Auguste, ils me racontent passionnément comment les Camisards, ces protestants des Cévennes en lutte pour leur liberté au début du XVIIIème siècle, vivaient dans un monde saturé de signes. Un caprice de la météo, un hasard de l’Histoire, le vol d’un oiseau ainsi qu’aux temps antiques des oracles et des augures… Tout devient “signal de l’Éternel”, Parole de Dieu qu’il faut identifier, interpréter, honorer. Les prophètes-guerriers qui servent de chefs aux Camisards décident de la tactique d’une bataille, de l’élimination d’un traître, de la direction à prendre… sur la “foi” de telles observations – ou des transes qui secouent leur chair et ouvrent leur bouche. Cette pensée magique, si elle contraste violemment avec le calvinisme austère, discret et discipliné des huguenots français, relève bien de la théologie protestante : le croyant est ici en ligne directe avec Dieu, connecté à haut débit avec l’interface céleste, enfin débarrassé de tous les intermédiaires du catholicisme – prêtres, saints, anges et j’en passe – dont Luther et Calvin ont voulu faire Réforme.
C’est cette autre expérience du temps et de l’espace que je cherche en faisant des films, et que j’ai trouvée en tournant celui-ci. Après quelques opérations solo et un premier week end (raconté ici), voici que commence vraiment le tournage en toute petite équipe – Pierre pour l’image, Sébastien pour le son : une semaine ponctuée d’interviews, conférences ou représentations de La nuit des Camisards. Et pour nous servir de guide, à nous et aux spectateurs qu’il regarde droit dans l’objectif, pour raconter l’Histoire sur les lieux mêmes où elle s’est passée, Henry Mouysset donc.
Un matin, il nous faut traverser une moitié des Cévennes pour aller filmer l’endroit très précis où tout a basculé. Dans la nuit du 24 juillet 1702, au cœur de la montagne du Bougès, une cinquantaine d’ “attroupés” décident de rejoindre le Pont-de-Montvert, un bourg posé sur le Tarn en contre-bas, armes à la main et psaumes à la bouche, pour y délivrer huit coreligionnaires faits prisonniers par l’abbé du Chayla, pour avoir tenté de fuir à l’étranger. Mais si l’ecclésiaste accepte de libérer les fugitifs, leur guide, un certain Massip, reste au cachot. L’opération dégénère, coups de feu et tentatives d’incendie, et du Chayla, le bourreau du petit peuple huguenot des Cévennes, agonise poignardé d’une cinquantaine de coups…
Il y a quelques années, Henry, passionné de cette histoire camisarde qui n’est pas la sienne, a enquêté pour retrouver l’emplacement de cette Assemblée au Bougès, connu comme les “Trois Fayards” – les trois hêtres, en patois cévenol – mais disparu de la conscience collective. Il a fouillé les archives, croisé les sources, décrypté les cartes, jusqu’à explorer un carrefour de communes perdu dans la forêt, accompagné d’agents de l’Office national des forêts… Et là, cachés sous la voûte, ils voient se dresser trois gros bosquets de hêtres, colonnes de quelque temple naturel.
Dès lors qu’on quitte le confort d’un studio, un film devient d’abord affaire d’autorisations et d’administrations. Une aventure laborieuse et périlleuse, entre fausses pistes et sentiers étroits, à travers le maquis bureaucratique français, pour repérer – et charmer – les autorités compétentes à vous donner le si précieux sésame : “Trois Fayards, ouvre-toi !”. Je vous passe les suspenses, courses de fond et accidents de parcours, qui nous permirent d’arracher, le matin même, le papier tamponné du Parc national des Cévennes (et il faut ici remercier Catherine, l’interlocutrice qui retourna des montagnes pour nous en offrir l’accès). Mais lorsque à l’approche du site, nous retrouvons Henry, notre guide n’est pas seul : il y a là un agent de l’Office national des forêts, Pierre Verriez, et une mauvaise surprise. L’autorisation donnée par le Parc n’est non seulement pas suffisante mais pas même nécessaire, puisqu’elle relève en réalité de leur juridiction. Nous voilà rendus sur place, levés au petit matin et organisés pour l’occasion, et il nous est interdit de tourner…
Mais à l’instant même où elle nous fait la grimace, la chance nous sourit : Pierre est de ceux qui ont suivi Henry quand il a découvert le site, et de telles émotions partagées entre Indiana Jones improvisés suffisent à forger des sympathies. Il appelle ses chefs en urgence, puis nous mène par un raccourci réservé, nous épargnant une heure de montée tout chargés de matériel… Et quand enfin il nous accompagne au pied des trois hêtres, ce qui n’aurait dû être qu’un exposé historique assuré par Henry s’improvise en conversation bien vivante. En expert de l’écosystème, Pierre explique comment ces arbres chargés de mémoire, abattus par quelque bûcheron malvenu au XIXème, sont restés vivants sous la terre, Bois Dormant redevenu invisible… Avant de “rebouter” quand pour éviter le ravinement, l’homme a recouvert la montagne de nouvelles essences propices à leur résurrection. Allégorie parfaite que nous n’avions pas prévu de raconter, et voilà comment le coup du sort subi quelques heures auparavant s’est changé en aubaine… Si j’aime tant tourner, c’est aussi pour voir la boue des gros malheurs logistiques se changer en or de petits prodiges filmiques.
“C’est un signal de l’Éternel” : à chacune de ces coïncidences finalement heureuses – et il y en eut bien d’autres -, Henry, entre deux calembours potaches, pastiche les Camisards de ce gimmick mystique, devenu le refrain de notre tournage. J’avais bien pressenti qu’avec sa faconde du Sud-Ouest et sa démarche de Tintin, il n’était pas qu’un spécialiste – mais peut-être bien un “personnage”, comme il en faut pour intéresser le public. Et j’apprends au début de la semaine qu’afin d’économiser un figurant au spectacle La nuit des Camisards dont il co-gère le budget et co-organise la tournée en Cévennes, Henry a accepté, chaque soir, d’y jouer… le guide Massip : celui-là même dont l’emprisonnement a précipité la guerre, celui-là même dont Henry a retracé et retrouvé la descendance jusqu’en Suisse, celui-là même dont la fonction s’apparente tant à celle d’Henry pour nous !
Je ne suis pas encore prêt à me convertir, car ma religion est le cinéma, mais si une telle foi a aussi son Dieu, pour les grâces qu’il nous a accordées, qu’Il en soit Loué.
Thomas Gayrard
Semaine du 1er au 6 août 2016, Cévennes & Bas-Languedoc
[print_link]
0 commentaires