L’Histoire est écrite par les vainqueurs. Celle-ci fut peinte par un enfant des vaincus.
Car si les Camisards, ces troupes du petit peuple protestant des Cévennes en lutte pour la liberté de leur foi, exercent leur aura de héros, c’est aussi parce qu’ils portent le tragique des martyrs. La Guerre des Cévennes, commencée en 1702, s’achève officiellement en 1704, en réalité un peu au-delà, par la mort ou l’exil des “soulevés”. Les Camisards ont perdu – mais évidemment, c’est leur futur, et notre meilleur passé, qui leur rendra la victoire. Ainsi de Rabaut de Saint-Etienne, fils d’un Pasteur du Désert de Nîmes, devenu député du peuple, et qui participa à élaborer l’Edit de Tolérance de 1787 puis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, notamment son article 10 : “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.”
Mais, pendant des décennies, ce sont surtout les autorités catholiques qui en font le récit, celui d’une défaite de séditieux fanatiques et sanglants. Il faudra attendre le XIXe siècle pour voir les Camsiards réhabilités par écrivains romantiques et historiens républicains, et bientôt, par les élites protestantes elles-mêmes – nous y reviendrons.
C’est que, bien longtemps après le dernier coup de feu, les guerres continuent. Canons et mousquets se taisent enfin, mais commence aussitôt la bataille de la mémoire, quand il ne s’agit plus de tuer des vivants mais de ressusciter des morts, le champ de guerre peuplé de fantômes qui perpétuellement répètent charges et retraites. Animées par les paroles des uns ou les images des autres, des processions de spectres se rendent aux assemblées secrètes, brûlent sur les bûchers en chantant des Psaumes, se transpercent au sabre, encore et encore, tels Sisyphe, Prométhée et autres damnés des Enfers grecs…
Un homme s’est donné pour mission de faire revivre les ombres. Il s’appelle Samuel Bastide (1879-1962), c’est un artisan photographe natif de Saint-Jean-du-Gard, et pour tombeau à ses ancêtres, il leur fabrique une boîte et leur trace des vitraux : son monument aux disparus, ce sont des peintures sur verre projetées par une lanterne magique. Pendant des décennies, il a montré sa fresque d’ombres et de lumières au public, il l’a commentée de sa voix, dans les écoles ou les chapelles, au cœur des bourgs et des hameaux… Tout à la fois conteur troubadour, bateleur forain et conférencier savant, il a peuplé les nuits des villages et les rêves des enfants d’une foule de héros, et autant de revenants invoqués sous les étoiles, conjurés contre l’oubli.
Parfois il ne fait que copier, par petites touches pointillistes, le tableau d’un autre ou la photographie d’un mémorial qu’il a prise lui-même, et confessons-le, le résultat paraît presque kitsch aujourd’hui. Mais le plus souvent, Bastide pratique un art plus singulier, délicat comme dentelle : il fait exister ses personnages en noires silhouettes, de ces profils dont jadis on faisait portrait en papier découpé. De sorte que, des fonds aux figures, entre avant et arrière plan, se creusent les siècles par où les décors de masures et de natures, peints de couleurs vives, ces paysages restés presque inchangés, se vident de leurs vivants d’alors, et sous son soleil de verre, n’en restent que des réminiscences opaques, des ombres portées par le souvenir.
J’aime y voir aussi l’anonymat de ce petit peuple résistant, qui s’il eut ses chefs et ses charismes, fut aussi “une armée des ombres” sans nom ni visage. Tout à son hagiographie des ancêtres, Bastide s’y révèlerait plus Humaniste qu’il ne croit, à confondre paysans révoltés et soldats royaux d’une même encre noire. Ou plus Protestant : ces mortels qui s’agitent ne sont-ils pas des ombres d’êtres, au regard du Seigneur, en attente du Jour du Jugement où ils se “révéleront”, ainsi qu’on le dit d’un négatif ?
Lanternes magiques et ombres chinoises, projections sur les places… Pour le réalisateur que je suis, Bastide ouvre la voie, à rejouer toute une préhistoire du Cinématographe, à réinventer un dessin animé primitif. D’autant qu’à bien des occasions, il m’offre “l’image manquante”, il me sauve en comblant un vide de la représentation. Car voilà mon triple défi : raconter cette Histoire, aussi riche de paradoxes et de détails 1 / avec notre budget, 2 / en 52 minutes, 3 / en images et en sons.
Or, parfois toute ma matière visuelle – paysages des Cévennes ou visages des historiens, documents d’époque ou évènements d’aujourd’hui, reconstitutions filmiques ou théâtrales… – ne suffit pas pour incarner le récit porté par la voix off. Parfois l’Histoire reste hors champ, c’est une nuit noire où circulez il n’y a plus rien à voir, plus gravure ni statue où le passé se donne en spectacle et se conjugue au présent. Et alors là, miracle, que la Lumière soit, les peintures de Bastide percent les ténèbres, mon écran s’illumine et s’emplit de tout un opéra miniature, avec ses marionnettes muettes, ses découpes d’arbre et ses feux d’artifice.
À mesure que je redécouvre le travail de Bastide, l’évidence s’impose : ces images doivent devenir le fil rouge iconographique de toute ma narration. C’est pourquoi, ce Jeudi 29 Juin, je ne vais pas sans appréhension à la rencontre de leur ayant-droit : Daniel Travier, en charge du Musée des Vallées Cévenoles à Saint-Jean-du-Gard, respecté partout ici pour son érudition – même mes amis néo-ruraux, peu au fait des traditions du pays, l’évoquent avec admiration, comme “l’homme qui sait tout”. Je lui dois ma première initiation livresque aux Cévennes, à parcourir les pages du Temps cévenol. Une Encyclopédie de la région, financée sur souscription – mes parents en furent – et qu’il dirigea en Diderot et D’Alembert locaux, si ambitieuse entreprise, obstinée à tout dire, des chants populaires aux outils agricoles, qu’il ne put en venir à bout. Quand je lui en touche mot, il se voile de la mélancolie d’un regret, celle d’un Grand Œuvre inachevé…
L’homme, un gaillard rond et râblé, lunettes, mèche sur le front et bonne barbe de vieux sage, incarne à lui seul ce mélange si montagnard, si protestant, si cévenol – je ne sais – d’hospitalité bienveillante et de défiance circonspecte. Il me reçoit dans l’incroyable antre de son bureau personnel : une grotte aux parois de livres, toute surchargée de croix huguenotes, de portraits calvinistes et d’instruments traditionnels, caverne de sorcier où n’entre plus la lumière du jour… Daniel Travier est prolixe, intarissable même sur ces Camisards qu’il revendique pour ancêtres, mais c’est comme si tous ces murs de grimoires parlaient à travers lui, beaux ouvrages anciens dont les tranches reliées et colorées de cuir font trésor entre les boiseries. Travier me rappelle combien la foi et la culture huguenotes sont une religion du Livre. Mais, Providence pour moi qui suis là pour filmer, Bastide leur rendit culte par l’Icône.
Thomas Gayrard
30 Juin 2016
Peintures sur verre de Samuel Bastide © Musée des Vallées Cévenoles de Saint-Jean-du-Gard. Merci à Daniel Travier.
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