La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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De la main gauche
| 11 Août 2025

Daniel Vierge. Anniversaire de Victor HugoEn 1881, Daniel Vierge était en train d’achever ses illustrations de Pablo de Ségovie, tout en commençant à esquisser – pour rester dans la veine picaresque – celles de l’Histoire de Gil Blas de Santillane d’Alain-René Lesage et enfin celles de son Don Quichotte.

Ce qui ne l’empêchait pas de continuer sa collaboration au Monde illustré. Peut-être aurait-il dû réduire sa production effrénée? Il eut sans doute tort de ne pas tenir compte d’une légère attaque survenue deux ans plus tôt.

Le lendemain du jour où il avait dessiné avenue d’Eylau avec Auguste Lepère en vue de couvrir pour le Monde illustré le 80ème anniversaire de Victor Hugo et où il avait probablement dans un temps record préparé sa planche afin de la confier au graveur, il est victime d’une nouvelle attaque, terrible celle-ci, comme le raconte Jules de Marthold avec un ton lyrique bien de son temps:

L’âme du pays tressaille toute entière, l’universalité des nations s’associe à la France, et le dimanche 27 février 1881, deux cent mille hommes, deux cent mille âmes, défilent devant une petite maison de l’avenue d’Eylau, (…) acclamant le radieux vieillard revenu dans sa patrie « pour se mettre à désapprendre la haine et épeler la paix. »
Or tandis que déferle le flot humain, installé à la fenêtre d’un voisin cabaret, qui existe toujours, et placé de façon à voir arriver en pompe naïve et sincère les corporations nationales ou étrangères, bannières déployées, chants de triomphe, palmes de gloire et fleurs d’amour, Daniel Vierge, tout le jour prend croquis sur croquis, enthousiasmé de l’universel enthousiasme, joyeux de la joie de tous, fier de pouvoir léguer, inoubliable, un vivant tableau de cet instant unique et merveilleux, mais hélas! par degré s’enfiévrant sans prendre garde à la verte froidure de février, qui de plus en plus le gagne, le faisant par instants grelotter. N’importe, il va toujours! C’est pour Hugo! c’est pour le Maître! c’est pour l’ami, l’ami sublime!
Le lendemain, chez lui, tout le jour il travaille, mais le soir venu, tombe épuisé de fatigue.
– Qu’on me laisse reposer, dit-il, reposer longtemps.
Et, dans la nuit, Clara, Clara qui veille, inquiète, surprise de ne le point entendre bouger, s’en vient épeurée, vers lui.
L’hémiplégie l’a terrassé. Désormais il ne parlera plus. Et sa main, cette main élégante, cette main délicate, cette main-fée douée du pouvoir d’évocation, cette main magique, savante à tout montrer, à tout transfigurer, cette main ne pourra plus tenir un crayon!*

Un croquis d’Auguste Lepère réalisé avenue d’Eylau et datant du jour fatal est accompagné d’un commentaire de sa main.  Jour où Vierge a été paralysé est conservé au musée Carnavalet. Quant à la planche destinée au Monde illustré, Vierge avait sans doute eu le temps de l’achever puisqu’elle est parue dans le numéro du 5 mars 1881 gravée sur bois par Auguste Lepère.

Auguste Lepère. Maison de Victor Hugo avenue d'Eylau

Le célèbre médecin Jean-Martin Charcot l’a déclaré: Vierge est perdu!

Suivent deux années de souffrance et de solitude, les visiteurs habituels se faisant de moins en moins nombreux à son atelier de la rue du Cherche-midi. Il lui faudra du temps pour être en état de rejoindre le grand air de la petite maison de Meudon. Heureusement, Clara ne désespère pas et lui apporte un soutien sans faille.

Vierge est perdu, a dit Charcot, et, de fait, il est perdu pour tout le monde, sauf pour lui-même.
À ce paralysé, deux choses sont restées, l’œil, le cerveau. Vous croyez qu’il dort, il veille; vous croyez qu’il s’abandonne, il pense; vous croyez qu’il renonce, il veut.
– Paciencia! dit-il un jour, premier mot prononcé depuis le mardi gras fatal.*

Et lentement, patiemment, Daniel Vierge apprend à dessiner de la main gauche!

Indocile d’abord, cette main gauche, par le vouloir du maître sera bientôt domptée, cheval rétif obéissant à l’écuyer tenace.
Car, incapable de lire, en impossibilité d’écrire, s’il a perdu la mémoire des faits, ce que nous pourrons appeler la mémoire extérieure, du moins la mémoire intime lui est restée, il n’a rien oublié de ce qui se rapporte à l’art; toute sa science, instinctive et acquise, est intacte et, miracle, l’inspiration n’a pas été atteinte, seul arbre resté debout en la forêt incendiée.*

Daniel Vierge. Le Monde illustré. 27 janvier 1883. Bois gravé par Auguste Lepère

(*Jules de Marthold. Daniel Vierge, sa vie, son œuvre. H. Floury, Libraire-Éditeur. 1906)

Et le 27 janvier 1883, presque deux ans après son attaque, Daniel Vierge publie dans le Monde illustré, la première illustration de sa deuxième main. Coïncidence, la une de ce numéro annonçait la mort du grand illustrateur Gustave Doré. Comme ce dernier, il allait bientôt entreprendre l’illustration de Don Quichotte. Il est curieux de penser qu’un paralysé de la main droite allait illustrer de la main gauche un écrivain qui avait perdu, lui, son bras gauche à la bataille de Lépante…

En 1887(?), Daniel Vierge est retourné faire quelques dessins pour un reportage à l’hôpital de la Salpêtrière où il avait été examiné par le docteur Charcot.

 Terminons par un dessin maladroit retrouvé, le premier qu’aurait fait en 1993 Daniel Vierge de sa main droite qu’il n’a jamais récupérée.

Daniel Vierge. Premier dessin fait de la main droite depuis sa maladie (daté du 3 janvier 1893)

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