La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Évaluation
| 22 Mar 2017

« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.

Ce jour-là, j’arrivai en cours avec cinq bonnes minutes de retard. Comme souvent, mon train avait calé à plusieurs reprises et les trois quarts d’heure d’avance avec lesquels j’étais parti n’avaient pas suffi à me faire arriver à temps.

Les élèves m’attendaient dans le couloir, agités et bruyants. Le coup de fil que j’avais donné au lycée pour avertir de mon retard ne leur avait pas été communiqué. Certains se préparaient déjà à repartir chez eux.

En classe il me fallut encore cinq minutes pour rétablir le calme. Les élèves ne paraissaient guère disponibles, la faute à mon retard sans doute, à leur jeunesse peut-être, à la philosophie aussi. C’est du moins ce que j’imaginais quand je me rappelai soudain que je leur avais demandé de me rendre ce jour-là un devoir. À l’évocation de ce travail plusieurs mains se levèrent. Je savais ce que ce geste signifiait. Les uns avaient malheureusement oublié leur dissertation chez eux, les autres n’avaient pas eu le temps de la faire, beaucoup l’avait presque terminé et me la rendrait demain ou après-demain peut-être Au total, sur 35 seuls 15 élèves avaient fait le travail. Et encore, me dis-je, alors que je ramassais leur copie, combien étaient-ils à avoir réellement réalisé ce devoir par leurs propres moyens ? Dans le meilleur des cas je ne lirai que six copies véritables, les autres ne seraient que des copier-coller en provenance d’internet.

Berlinische Monatsschift (1784)Je regagnais mon bureau avec mes quinze copies, déjà découragé par la perspective de lire dix fois le même devoir, quand je décidai soudain de coller à mes monstres une interrogation écrite. Je gardais dans ma sacoche un texte de Kant consacré à la liberté que j’avais un jour photocopié en 35 exemplaires à toutes fins utiles. Il ferait parfaitement l’affaire. Je commençais déjà à le distribuer sans que les élèves aient eu seulement le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Quand enfin certains voulurent protester, il était trop tard. L’interrogation (quelques questions portant sur un extrait de Qu’est-ce que les Lumières ?) venait de débuter. Le silence était de rigueur. Très vite, et plus vite que je ne l’aurais imaginé, je vis mes élèves se concentrer sur le texte, cherchant à comprendre ce que Kant pouvait bien tenter de leur communiquer plus de deux siècles après sa mort :

« … Que la plus grande partie des hommes tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction de l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où elles sont enfermées, ils leur montreront le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors… »

La semaine suivante avait lieu le conseil de classe du premier trimestre. Quand le proviseur me donna la parole, j’expliquai d’abord pourquoi je n’avais qu’une seule note à proposer pour l’évaluation de mes élèves. Je priais les représentants des parents de bien vouloir m’en excuser, mais les circonstances, comme ils le savaient probablement, jouaient contre moi. Je ne pouvais accomplir de miracles avec moins de cinq semaines de cours sur trois mois. Un des deux représentants des parents en profita pour interpeler le proviseur sur ma nomination tardive. Celui-ci balaya la question d’un revers de la main. Ce n’était ni le moment ni l’endroit d’en discuter. Puis il passa la parole au professeur d’histoire qui battait des records de popularité auprès des classes de terminales.

L’homme était débonnaire. Barbu et légèrement ventripotent, son apparence donnait une impression de sagesse cool. Il possédait une voix douce et affable et les manières mesurées d’un homme réfléchi. Son regard portait loin : il semblait voir bien au-delà de notre petite réunion. Après s’être lissé les poils de la barbe, il consentit à communiquer son avis sur la classe qui était excellent. Ses notes, contrairement aux miennes, allaient de 13 pour les plus faibles à 20/20 pour les meilleurs. Lui n’avait bien sûr aucun problème à signaler. Les élèves étaient sympathiques, intéressés, intéressants, vifs, curieux et pleins d’esprit. Autour de la table personne ne pipait mot. J’étais en revanche un peu surpris de voir des élèves qui ne dépassaient pas 05/20 chez moi atteindre un 18 en histoire. Sans doute chaque discipline a-t-elle ses spécificités et l’on peut être passionné par le récit de la Grande Guerre et complètement imperméable à la dialectique de Platon. Il reste que le vocabulaire et la syntaxe restent les mêmes en philosophie et en histoire. Les problèmes d’expression sont, malheureusement, indépendants des sujets étudiés. Or je ne comprenais pas ce qu’écrivait cet élève à qui j’avais généreusement mis 05/20 et je voyais mal comment il avait pu rédiger ce qui, à entendre mon collègue, n’était pas loin de ressembler à du Braudel.

Nouveau dans cet établissement, j’étais le seul autour de la table du conseil de classe à ignorer les méthodes du professeur d’histoire qui évaluait uniquement à l’oral ses élèves durant les premiers mois. Un trimestre était selon lui bien trop court pour apprendre à ses malheureux l’art de la dissertation. Il eût été injuste de les noter sur un tel exercice. Il promettait de leur divulguer les grandes lignes de cette épreuve d’examen au cours du deuxième trimestre tout en continuant de les noter à l’oral. Les élèves feraient leur première copie au troisième trimestre, un peu avant le bac, s’ils en avaient le temps.

Cette méthode après tout était peut-être la bonne. Dans tous les cas mon collègue était très apprécié.

Gilles Pétel
Diogène en banlieue

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