« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.
Le déclin de l’Éducation nationale s’exprime à travers différents signes. L’un d’eux, et qui ne trompe pas, est la multiplication des établissements privés. Les collèges semblent d’ailleurs davantage concernés par ce phénomène que les lycées, sans doute en raison du principe du collège unique. Une anecdote qu’on m’a rapportée en dit long sur le sujet. Le rectorat avait nommé une femme principale d’un collège du fameux « 9-3 », ce département qui accumule les handicaps tant sur le plan du travail (taux de chômage supérieur à la moyenne nationale) que sur celui de l’école (violence dans les collèges et lycées, taux d’échec scolaire là aussi supérieur à la moyenne, manque de professeurs). Cette femme était également la mère de deux enfants en âge d’aller au collège. La principale avait néanmoins hésité avant d’accepter cette nomination, jusqu’à ce qu’elle obtienne l’assurance de pouvoir scolariser ses enfants dans un établissement privé. Il en va de même pour de nombreux professeurs qui enseignent dans ces zones appelées sensibles par euphémisme et qui choisissent, depuis un bon moment déjà, d’inscrire leur progéniture dans le privé. Ils ne font plus confiance au système dans lequel ils travaillent pourtant. Mais c’est parce qu’ils le connaissent bien.
Un autre signe qui ne trompe pas non plus est la multiplication sidérante des cours particuliers. J’ai même vu des professeurs en proposer à leurs propres élèves. Sans doute la pratique des cours particuliers n’est-elle pas nouvelle. Mais elle concernait autrefois surtout les élèves en difficulté. Elle s’adressait également à une certaine classe sociale. Pour les élèves les plus pauvres, l’école publique devait suffire. Et, de fait, l’école de la République, comme on l’a si souvent appelée, a longtemps permis aux enfants des familles défavorisées de suivre des études supérieures pour accéder au métier qui les intéressait. Aujourd’hui, c’est au contraire la majorité des élèves qui demandent à prendre des cours particuliers, même ceux qui n’en ont pas nécessairement besoin, même ceux – et c’est là le plus ennuyeux – qui n’en ont pas non plus véritablement les moyens. Mais les parents sont prêts à de gros sacrifices pour s’assurer l’aide de celles et ceux qui ne sont parfois que des pédagogues du dimanche. Les cours particuliers sont devenus un marché juteux, comme le prouve l’apparition des nombreuses agences spécialisées dans ce secteur.
La question est alors de savoir à qui profite le crime. Le déclin de l’Éducation nationale semble trop bien orchestré pour être tout à fait innocent. Nihil est sine ratione. Les observations précédentes sur les écoles privées et les cours particuliers permettent de donner un élément de réponse. Il y a à l’évidence de nombreuses personnes qui se réjouissent et se nourrissent de la faillite de notre système scolaire. L’éducation est devenue une vache à lait. On objectera que, dans notre pays, la gratuité de l’enseignement public reste assurée de la maternelle au supérieur. Pourtant celle-ci paraît parfois vaine au regard des efforts financiers que demandent les cours particuliers, sans parler de l’achat des innombrables livres et opuscules censés aider les élèves à maîtriser des savoirs que l’école ne leur apporterait plus. Ce sont dans la plupart des cas des ouvrages fort mauvais ainsi que l’indique leur titre. Comment réussir son brevet en dix leçons. Le Bac en quinze fiches. Huit conseils pour réussir l’épreuve de maths. Et tant d’autres ouvrages périscolaires parfois onéreux, écrits à la hâte, rarement bien faits. J’en ai moi-même consulté plus d’un à la demande de mes propres élèves, souvent avec consternation. Mais quand je tentais de les persuader de ne pas acheter ces livres, car c’était au fond de l’argent jeté par les fenêtres, ils ne m’écoutaient pas. Les élèves ne peuvent résister aux sirènes de la société de consommation dont les voix portent bien plus loin que celles de leurs professeurs. Dans le supérieur, le problème semble plus grave encore. Depuis plusieurs années le nombre des écoles de commerce n’a cessé de croître. Les frais d’inscription y sont souvent élevés. Ce qui démontre au moins que ces fameuses écoles ont le sens du business. Pour revenir enfin sur la question de savoir à qui profite le crime, il est certain que la libéralisation de l’enseignement profite à ceux qui en ont les moyens. Le déclin de l’école publique – le constat est aujourd’hui largement partagé – profite à la reproduction des élites.
Le sort de notre école n’est pas unique en Europe. L’Angleterre, où j’ai travaillé quelques années, connaît des problèmes semblables. Dans le secondaire les établissements publics sont souvent devenus, du moins dans les banlieues, de simples garderies. Le roman de Martin Amis, Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre [1], le montre avec humour et férocité. Les écoles privées, appelées trompeusement pour un Français public schools, se sont logiquement multipliées. Leur qualité varie en fonction de leurs prix, lesquels peuvent être exorbitants. Il en va de même pour les universités, elles aussi plus ou moins chères selon leur réputation. Etre diplômé d’Oxford ou de Cambridge n’est pas seulement une reconnaissance intellectuelle, c’est aussi une reconnaissance sociale. Je me rappelle, alors que je vivais à Londres, le contremaître qui supervisait les travaux de ravalement de façade de la maison où j’habitais. Comme il devait régulièrement passer par mon appartement pour accéder au balcon, nous nous étions un peu liés d’amitié. Un jour où il me parlait de ses deux enfants, il eut cette remarque stupéfiante pour moi : « par chance », me dit-il en ces termes exacts, par chance aucun d’entre eux ne désirait suivre des études supérieures. Je crois qu’une telle déclaration, qu’il faisait sans le moindre cynisme, est inimaginable en France. Mais pour combien de temps encore ?
Gilles Pétel
Diogène en banlieue
Martin Amis, Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre, traduit de l’anglais par Bernard Turle, Gallimard, 2013
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