C’était un lecteur inépuisable. Il lisait tout le temps et partout, même en mangeant ou en marchant, parfois même en faisant du vélo, ce qui lui avait causé de multiples fractures – heureusement sans gravité. En revanche, il évitait les transports en commun, afin de ne pas être dérangé dans sa lecture par les conversations dénuées d’intérêt des passagers. Tout du moins, ceux qui parlent encore!
Il lisait aussi au travail, qui avançait tant bien que mal. Plutôt mal, comme nous l’a déclaré son employeur! Correcteur chez un éditeur, il outrepassait son rôle en remplaçant certaines expressions par d’autres, curieuses, inusitées et souvent franchement anachroniques tirées de ses lectures du moment.
L’essentiel de son bien maigre salaire enrichissait les libraires de son quartier et c’est courbé sous le poids de son «butin» qu’il gravissait péniblement l’escalier vermoulu de son vieil immeuble de Ménilmontant.
Tous les murs de son petit appartement avaient été rapidement couverts de livres. Du sol au plafond, partout des bibliothèques, même dans la cuisine et dans les toilettes! Ayant «lambrissé» toutes les cloisons, il avait finalement dû en installer une nouvelle en plein milieu de son salon, sans penser au poids de la culture…
Des craquements inquiétants et de plus en plus fréquents auraient dû l’alerter, mais peut-être était-il alors trop absorbé par sa lecture.
Toujours est-il que c’est au moment où il pénétra un soir chez lui avec sa dernière acquisition – cruelle ironie du sort – L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, que le plancher céda sous ses pieds.
La pauvre retraitée de l’étage du dessous, qui n’en avait jamais acheté un seul de sa vie – à part des recueils de mots flêchés – et qui ne traversait jamais la rue sans attendre son tour, n’aurait jamais pu imaginer finir écrasée sous deux tonnes de livres!
Quant au lecteur miraculé, il a déménagé dans un rez-de-chaussée et pris la sage décision de s’inscrire à la bibliothèque de son quartier.
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