La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Farewell, California !
| 08 Fév 2017

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Depuis l’élection de Donald Trump, les rangs du mouvement indépendantiste californien se sont paraît-il soudain enrichis de maints nouveaux adhérents, et l’option du Calexit (qui sera soumise au vote l’an prochain) a gagné 3 points dans les sondages. Les 60 % de voix qu’avait récoltées Clinton dans cet État n’y sont sans doute pas pour rien, et peuvent s’ajouter aux nostalgiques de la (très) courte République de Californie, qui aura duré moins d’un mois entre juin et juillet 1846.

Les indépendantistes présentent quelques arguments bien de nature à éveiller notre sympathie d’Européens, surtout en ce moment (ils s’appuient malheureusement aussi sur le fait que la Californie paie pour d’autres États moins favorisés, un raisonnement que l’on retrouve de Barcelone à Milan et dont on connaît les dangers). Leur site web explique par ailleurs que « en tant que sixième économie mondiale, la Californie est plus puissante économiquement que la France et possède une plus grande population que la Pologne. Point par point, la Californie se compare et se mesure à des pays, pas seulement aux 49 autres États  ».

Effectivement, avec un PIB de près de 2 450 milliards de dollars en 2015, soit environ 2 260 milliards d’euros, la Californie nous dépasse bien d’une courte tête. Mais cela en fait-il la sixième économie du monde ? Regardons cela de plus près. Comparée aux autres États des États-Unis, la Californie est au premier rang (de loin d’ailleurs, devant le Texas et New York). Confrontée aux statistiques par pays, elle ne laisse effectivement devant elle que les États-Unis, la Chine, Le Japon, l’Allemagne et le Royaume-Uni : elle se classe donc fièrement 6e. Nous sommes d’accord ?

Je vois une main qui se lève. Quel sens, demande quelqu’un, quel sens y a-t-il à comparer la Californie à l’ensemble des États-Unis en y incluant sa propre contribution ? On ne peut pas compter cet argent deux fois. Si la Californie fait sécession, les USA y perdront son PIB ; il faut prendre cela en compte. Excellente remarque et dont acte : nous retirons 2,4 trillions de dollars au PIB des USA « sans Californie », ce qui ne modifie cependant pas le classement général.

Une autre main  se lève : si l’on se permet de comparer des États et des pays, il n’y a pas de raison d’exclure d’autres entités de la liste. L’Union Européenne, par exemple, avec ses 17 trillons de dollars de PIB, est un concurrent valable. Oui, et de fait une sécession californienne des États-Unis ferait de l’UE la première puissance économique mondiale. Par ailleurs, il faudrait bien entendu, afin d’éviter tout double comptage, éliminer les pays de l’UE de notre liste. Dans ce cas, le classement devient 1) UE ; 2) USA sans Californie ; 3) Chine ; 4) Japon ; 5) Californie. La Californie gagne une place et aurait donc tout intérêt à compter comme cela, même (ou surtout) si cela aurait tout pour déplaire à M. Trump ! Cela ne saurait cependant durer, car la sécession programmée du Royaume-Uni de l’UE remettra les choses en place, refaisant passer les USA en tête et la Californie à la 6place.

Puisque nous en sommes là, pourquoi ne pas considérer d’autres entités géographiques ? La ville de Tokyo exhibe un PIB (en 2014) de 1,6 trillons de dollars. Si elle ne menace pas le classement de la Californie, cela la place tout de même au dixième rang mondial,  juste avant le Canada ; et la ville de New York fait jeu égal avec la Corée du Sud. Assez loin derrière, notre capitale dépasse tout de même la Suisse et talonne la Turquie, ce qui la mettrait en vingtième position des économies mondiales. Voilà qui n’est pas négligeable ; Renaud avait-il raison de demander l’autonomie du 14arrondissement ? En tout état de cause, si les Parisiens se sentent un peu perplexes à l’idée de restaurer la barrière d’octroi porte d’Orléans et craignent pour leur autonomie alimentaire, peut-être souscriraient-ils plus volontiers à l’indépendance de l’Île-de-France (dont le PIB dépasse celui des Pays-Bas) : il suffira d’installer un poste de douane au péage de Saint-Arnoult.

Sauf que, bien entendu, si nous plaçons Paris et l’Île-de-France dans ce classement, il n’y a pas de raison d’en exclure les autres villes et régions du monde, ce qui nous fera considérablement chuter. Outre les 20 pays qui la précèdent, Paris est ainsi dépassée par 5 villes dans le monde, 5 États américains, et pas moins de 11 provinces de Chine. De quoi calmer nos ardeurs indépendantistes ?

Tant qu’à s’amuser un peu, il n’y a pas de raison d’en rester là. Après tout, le PIB est défini comme valeur totale de la production des biens et services d’un pays. Nous venons de le généraliser sans trop d’états d’âme aux États américains, à des villes, à des régions et même à une entité supranationale. Pourquoi ne pas aller plus loin ? Toute communauté humaine peut être considérée comme producteur isolé de richesse, et la nature de sa souveraineté ne semble pas être au cœur de la définition qui précède. Or, pour le néophyte que je suis tout au moins, cette définition, appliquée à une entreprise, paraît assez bien désigner son chiffre d’affaires (à stock supposé constant). Il ne paraît dès lors pas aberrant de considérer par exemple que le géant US de la grande distribution Wallmart, avec son revenu annuel de 480 milliards de dollars engendré par 2,3 millions de personnes, occupe selon ce critère une place non négligeable dans le palmarès, avec une économie plus forte que la Belgique pour une population cinq fois plus faible.

Là, c’en est trop ? Je vous l’accorde volontiers. Bien entendu, cette dernière comparaison n’a guère de sens : une entreprise sera évaluée sur bien d’autres critères que son revenu, dont la marge et la valorisation boursière ; un État le sera sur l’exercice de ses fonctions régaliennes, son niveau de santé publique et l’éducation de ses habitants. Une entreprise n’est pas un pays (et l’inverse est tout aussi vrai, ce qu’oublient trop de nos hommes politiques). Persister dans cette voie reviendrait donc à mettre en regard un record de saut à la perche et une performance de saut en longueur : les deux sont obtenus par des athlètes et les deux se mesurent en mètre, mais les comparer n’en a pas plus de sens.

Reste que ce petit exercice nous enseigne quelque chose quant à notre perception des hiérarchies. En maths, la définition la plus générale d’une hiérarchie est ce qu’on appelle un ordre partiel. Deux ensembles de même nature, par exemple des ensembles de personnes, peuvent se comparer par une relation simple dite d’inclusion : si l’ensemble A, par exemple les États-Unis, contient tous les éléments de l’ensemble B, mettons la Californie, alors A est dit plus grand que B ; parmi tous les ensembles considérés, ceux qui sont plus grands que B sans lui être égal sont appelés ses parents. Rien ne nous empêche d’évaluer une mesure portant sur chacun des ensembles considérés, et de comparer ces mesures entre elles ; il n’y a donc rien de mathématiquement choquant à comparer les PIB de l’Union Européenne, des États-Unis, de la Californie et de Tokyo. Mais nous, êtres humains, avons du mal à raisonner en ces termes. Nous pensons généralement les hiérarchies en termes de niveaux nettement délimités et clairement placés l’un au-dessus de l’autre : un pays contient des États ou régions, lesquels contiennent des villes, point final. Il est licite de comparer des villes ou des pays entre eux, mais toute comparaison entre ces niveaux nous gêne : cela nous donne le sentiment d’additionner des pommes et des oranges. Ce n’est bien sûr pas toujours faux. Cependant, la notion excessivement rassurante de niveau hiérarchique peut à l’inverse nous induire à comparer de manière tout aussi douteuse des éléments en fait fort différents, du seul fait qu’ils ont été rangés arbitrairement dans la même catégorie. Il n’y a pas grand-chose de commun entre la Californie et une région française, par exemple, alors que la comparaison avec un Land  allemand ou un canton suisse aurait peut-être plus de sens ; par ailleurs l’on sait bien qu’un certain nombre de frontières nationales ont été définies de manière purement arbitraire, au mépris de l’histoire et des populations. Pourquoi nous sentons-nous cependant autorisés à les traiter comme des éléments d’un groupe homogène ? Simplement parce que le vocabulaire nous y invite. Nous aimons les catégories, et c’est sans doute ce qui nous a permis de survivre en tant qu’espèce. Mais nos raisonnements s’en trouvent biaisés, et parfois de manière dangereuse. Comparer ce qui est comparable, oui ; encore nous faut-il résister à la paresse et savoir remettre en cause les classifications souvent arbitraires qui nous sont données en prêt-à-penser.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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