Tous les soirs, une bonne cinquantaine de supporters du RC Lens mettent une sacrée ambiance au Théâtre national de la Colline à Paris. Banderoles, écharpes, maillots, tambours et trompettes, rien ne manque, pas même Chti Lens, la mascotte officielle du club avec sa tête de chien à longues oreilles. Cette irruption du foot au cœur du théâtre, qui plus est sous l’égide du Festival d’Automne, peut surprendre, tant les publics des deux disciplines semblent a priori éloignés. Des tentatives de rapprochement ont pourtant déjà eu lieu : grand amateur de ballon rond, le performeur et metteur en scène suisse Massimo Furlan s’est plusieurs fois essayé à « rejouer » des matchs, y compris dans des stades ; et l’acteur-auteur-performeur-cinéaste-scénographe-metteur en scène Carmelo Bene, figure mythique du théâtre de la fin du XXe siècle et par ailleurs chroniqueur sportif pour la RAI, vantait volontiers la supériorité du foot sur le théâtre, ainsi dans cet entretien paru en 1996 dans Libération : « Cela fait trente ans que je ne vais plus ni au cinéma ni au théâtre. On ne peut pas passer son temps à s’ennuyer. Je ne comprends pas pourquoi on va au théâtre alors qu’on a l’émotion du sport. Le théâtre, c’est comme des archives kafkaïennes, comme aller s’amuser au tribunal ou au bureau du cadastre […] Dans le sport, il existe un destin que l’on ne connaît pas, et c’est ce qui est beau […] Je le dis comme un paradoxe sérieux : Platini est le plus grand artiste français de ce siècle ».
Amateur de foot lui aussi, Mohamed El Khatib ne manque pas de références théoriques et met en exergue de Stadium, son spectacle, une phrase de Deleuze : « Fondamentalement, qu’est-ce qui différencie un public de théâtre d’un public de football, je veux dire hormis la tenue vestimentaire ? ». Au vu de l’ambiance qui règne au Théâtre de la Colline, il serait facile de répondre : la façon de se comporter. En la matière, les publics de l’opéra et de la danse, rompus aux broncas, sont plus proches des supporters de foot que les spectateurs de théâtre. Et l’enthousiasme joyeux des fans lensois semble donner raison à Carmelo Bene : en regard, le théâtre ressemble en effet au tribunal ou au bureau du cadastre.
Cet enthousiasme, c’est précisément le sujet du spectacle. Le Stade Bollaert est réputé pour abriter le public le plus passionné et le plus fidèle de l’hexagone, malgré les revers sportifs de son équipe (championne de France en 1998, elle végète actuellement au bas du classement de Ligue 2). Le club aux couleur sang et or est par ailleurs le dépositaire et le symbole d’une culture populaire chargée d’histoire (la mine, les corons, les luttes sociales…).
C’est cette mythologie qu’explore Stadium qui dure le temps d’un match : deux périodes de 45 minutes entrecoupées d’une mi-temps/entracte d’un quart d’heure. La méthode choisie tient de l’enquête sociologique au long cours. « Le temps de l’immersion -plus de deux ans-, explique Mohamed El Khatib, a été la condition pour que se tisse un lien de confiance et que les supporters acceptent de venir avec nous sur scène prolonger la rencontre ». Le spectacle alterne des séquences filmées au long de ces deux années et des témoignages live, en un aller-retour permanent entre l’intime et le politique. Tout y passe : la passion dévorante qui sacrifie la vie de famille, la confection des banderoles, l’art de l’insulte, les souvenirs des soirs de victoires et des lendemains de défaites, mais aussi le chômage, le racisme, l’augmentation en flèche du vote Le Pen. L’empathie du metteur en scène ne fait pas de doute, même et surtout quand s’il s’amuse à asticoter sur scène certains des participants. La démarche n’est pas sans risques, on frôle par moments le zoo prolétaire et la démagogie (Tout le monde est beau et gentil chez les affreux, sales et méchants), mais la volonté d’exploser les barrières sociales, d’aller voir là ou ça souffre, de sortir le théâtre de l’entre-soi, balaye les réserves : « Il ne tient qu’à nous, dit El Khatib, de rendre nos théâtres un peu plus joyeux, plus accueillants et plus proches des enjeux qui traversent la société ». Il y parvient.
René Solis
Théâtre
Stadium, mise en scène de Mohamed El Khatib, Théâtre national de la Colline, Paris, dans le cadre du Festival d’Automne, jusqu’au 7 octobre. Et aussi à Chelles le 13 octobre, Tremblay-en-France le 14 octobre… Deux autres spectacles de Mohamed El Khatib sont à l’affiche du Festival d’Automne ces prochaines semaines.
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