La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Bernardines, suite et pas fin
| 04 Avr 2024

Laboratoire de création et formidable lieu de découvertes et de rencontres au cœur de Marseille, le théâtre des Bernardines a été, entre 1987 et 2015, un lieu à la fois marginal et essentiel du théâtre contemporain. Pour retracer cette aventure, un livre à plusieurs voix est en cours de réalisation. Pas à la façon d’une rétrospective nostalgique, mais comme une pièce versée aux débats d’aujourd’hui sur la place des créateurs et le rôle du théâtre public. Si les temps ont changé, la plupart des questions soulevées par l’expérience du théâtre des Bernardines restent d’une totale actualité. Et c’est comme acteur de cette actualité qu’Alain Fourneau, fondateur et directeur jusqu’au bout des Bernardines, revient sur ce projet de « livre outil » à paraître en 2025, et sur le lancement cet automne d’un « lieu virtuel de circulation des idées et des récits ».

Au printemps 1987 naissait le Théâtre d’Essais Les Bernardines du fait d’une conjonction entre un projet, le nôtre et une volonté politique avec la venue sur Marseille en tant que conseiller du maire d’un grand commis de l’État, Dominique Wallon, bien décidé à mettre les artistes au centre de la vie culturelle marseillaise. Un lieu magique, une chapelle du 18e siècle en plein centre ville, propice à accueillir tous les imaginaires, était investi, jouant pleinement sa partition dans le retentissement de notre aventure.

Nous disions alors qu’ouvrir un théâtre d’essais équivalait à exercer un recours… un recours face à une marchandisation croissante du fait artistique dans le domaine du spectacle vivant. Nous disions qu’il s’agissait de ménager un espace où ce qui va de soi pour les artistes, ce qui leur paraît être dans le droit fil de leur pratique n’irait pas se heurter fatalement à des présupposés de ce que le public serait censé attendre.

Nous n’avions pas la prétention de faire, à Marseille, le théâtre de demain, mais simplement de défendre ce qui nous paraissait important et nécessaire : le goût du travail, de la recherche, de l’invention, au quotidien. Le plaisir de montrer, aussi, au quotidien.

La diversité des formes de confrontation avec le public que nous avions choisie et qui allait de la simple lecture au spectacle abouti devait permettre que s’instaurent des rapports plus justes, plus clairs, moins « consommatoires » certes, mais aussi, moins révérencieux entre les équipes oeuvrant au Théâtre d’Essais des Bernardines et un public, de façon à se sentir faire partie d’un même espace de vie et de se retrouver dans un rapport d’habitants à habitants.

La multiplicité des collaborations (comédien-ne-s, metteur-se-s en scène, scénographes, éclairagistes, technicien-ne-s, chorégraphes, danseur-se-s, musicien-ne-s, etc.) qui composait notre activité était une façon de mettre en jeu une grande pluralité de points de vue, de pratiques, d’idées, de projets permettant un foisonnement qui s’inscrivait au coeur de la ville.

De même, il nous paraissait évident qu’un lieu ainsi défini comme un outil-théâtre devait s’occuper de tout Non seulement de la création, de l’accueil et de la recherche, mais tout autant de la formation, de la transmission, d’actions singulières à mener et à inventer à chaque fois, dans un rapport d’altérité avec des groupes de public et de faire circuler de la pensée que ce soit à travers ses documents de communication ou par des temps de rencontres publiques avec des chercheurs dans quelque domaine d’activité que ce soit.

Nous ne réalisions pas vraiment l’importance de ce que nous entreprenions tant cela nous semblait aller de soi. Nous pensions nous inscrire ainsi dans le prolongement d’une histoire (un mouvement) de la décentralisation théâtrale porté par des artistes au lendemain de la Libération.

Nous n’étions pas les seuls à s’en réclamer dans ce moment de bascule des années 80-90 où tout semblait encore possible : le retour du collectif… la presse avait appelé ça: le phénomène des bandes, la création de quelques lieux hors labels officiels et de festivals (Émergences, Turbulences, Théâtre en mai, Nouvelles scènes) à l’écoute de cette dynamique.

Et nous nous retrouvions nombreux, aussi, autour de la mise en place du projet nécessaire et fondamental de la Fonderie au Mans porté par François Tanguy avec le Théâtre du Radeau.

Nous faisions partie de cette effervescence et cela nous portait.

Certes nous n’étions qu’un petit lieu… magnifique cependant, un peu perdu dans l’immensité naissante des circuits de distribution, mais très vite signalé et reconnu nationalement et internationalement comme un loup blanc mâtiné d’un vilain petit canard ! Une renommée qui nous a sauvé, par la suite, en nous évitant toute tentative d’intimidation pour nous inciter à rentrer dans le rang. Nous sommes ainsi devenu une petite institution à contre-courant (!), se ré-inventant constamment, un outil partagé qui s’est incroyablement enrichi, au fur et à mesure des apports de ses très nombreux utilisateurs… et amoureux.

L’aventure des Bernardines en tant que théâtre d’essais a perduré pendant 28 ans et ne demande maintenant qu’à être interrogée pour trouver des échos nécessaires dans les bouleversements actuels où il devient plus que jamais essentiel de remettre au centre la question des outils et aux manettes ceux dont les pratiques, les intuitions, les recherches, peuvent éviter les réponses dictées par une rentabilisation à courte vue, infiniment gaspilleuse en potentiel autant humain, qu’économique… écologique. Ceux pour qui le rapport à l’autre est l’essence même de leur travail que ce soit dans le domaine du spectacle vivant,  de la recherche, de la médecine, de l’éducation, de l’agriculture, etc…

Une aventure donc qui, pour rester dans notre domaine, peut certes témoigner fortement de ce qu’elle fut à travers ses archives, ses réflexions, ses réalisations, mais aussi et surtout avec les très nombreuses paroles, plus d’une centaine, toujours vives, disponibles, de ceux qui l’ont traversée, qui l’ont habitée et y ont trouvé là un outil, un public, des amis souvent, leur permettant d’être dans une plus grande justesse de leur engagement. Témoignages qui ne peuvent que susciter, plus que des échos, des prolongements, des inventions avec d’autres porteurs d’indispensables imaginaires qui oeuvrent, concomitamment, aujourd’hui.

De là l’élaboration et l’émergence d’un livre qui soit à la fois un passionnant récit choral et un outil susceptible de faire retentir plus fortement les questions du présent en les historicisant. Un « livre-outil » donc où chacun pourra aller puiser: Des Bernardines de papier, qui verra le jour en mai 2025 aux éditions Parenthèses.

Par ailleurs nous ouvrirons à l’automne 2024 un lieu virtuel de circulation des idées et des récits, où. à l’image de ce qu’a pu représenter pour beaucoup le Théâtre d’Essais, puissent foisonner les possibles. Et qu’autour de la notion d’outil et de ses usages passés, présents et futurs s’engage un débat. Un espace et une newsletter mensuelle pour que parallèlement à l’élaboration du livre-outil et l’enrichissant, puissent de cette recherche documentaire émerger de nouvelles archives vivantes dans une expérience de partage sensible entre générations, publics, artistes, techniciens, acteurs, penseurs… tous ouvriers de la cité des Bernardines virtuelles.

 

Des Bernardines de Papier, Récits d’un Théâtre d’Essais à Marseille (1987-2015), à paraître en 2025 aux éditions Parenthèses.

1 Commentaire

  1. emmanuelle TAGAWA

    Formidable ! Belle nouvelle !
    Un lieu unique, à la fois maison intime, lieu public, lieu où l’on écoutait, goutait, pleurait, riait, et surtout se rencontrait.
    Même quand il n’y avait rien , il y avait toujours quelque chose, des temps de rien où l’on refaisait le monde avec ceux qui y passait…là, …juste pour se voir…avant de se rentrer dans un autre chez soi.
    Nostalgie…
    Hâte de voir l’ouvrage de papier !

    Réponse

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