Si Marx vous tombe des mains, si Piketty vous irrite, si vous ne comprenez rien aux théories économiques, allez donc faire un tour au Bois de Boulogne. Cette belle étendue boisée est un merveilleux musée du capitalisme sauvage, récemment doté d’un coin réservé aux travaux pratiques. On y a longtemps chassé le chevreuil et passé de charmantes soirées à l’abbaye de Longchamp en compagnie de la Mère supérieure. De l’abbaye, détruite en 1794, il ne reste que le moulin, en bordure d’un hippodrome en pleine réfection : l’argent du PMU et du prix “Qatar-Arc de triomphe” surplombe de toutes ses grues les ruines de l’Ancien Régime. Ce n’est d’ailleurs pas la seule enclave “sportive” dans le bois, puisqu’on y trouve aussi le très smart Racing Club de France pour cadres très supérieurs, un club hippique pour happy few et un club de polo pour very happy few. Juste en face, la maison de campagne offerte par Napoléon III au baron Haussmann — encore une histoire d’opérations immobilières juteuses : le même Napoléon III avait “donné”, par décret impérial, les quelques hectares de l’hippodrome à la Société d’encouragement de la race chevaline.
Un peu plus loin, passé un modeste troquet, La Grande Cascade (Le cèpe cru en ravigote, farci à la paysanne, jus végétal (?), 65 euros), on trouve le château de Bagatelle, “folie” XVIIIe édifiée par le comte d’Artois (frère de Louis XVI) sur les lieux de l’ancien pavillon de chasse, symétrique côté Neuilly du château Rothschild, côté Boulogne, aujourd’hui en ruine. Mais ces deux lieux possèdent de très beaux parcs regorgeant d’espèces rares. Leurs propriétaires ont compris que la seule excuse à couper les arbres d’une forêt qui ne leur a rien fait est de la sublimer en y plantant d’autres arbres plus précieux. Puis vient la Fondation Louis Vuitton — alibi culturel, signé Frank Gerhy, de l’industrie très recommandable du luxe et de la mode, dont on aimerait savoir par quel tour de passe-passe juridique elle a obtenu de s’installer dans le sacro-saint Bois de Boulogne.
En somme, on ne trouve ici que des domaines acquis par l’argent et le privilège. Du point de vue juridique, cela signifie qu’il n’a jamais été absolument interdit de détruire le Bois. Aujourd’hui propriété inaliénable de la ville de Paris, il n’en est pas moins potentiellement à vendre, mais pas à n’importe qui. À chaque époque de l’histoire, l’argent-roi s’en est offert un petit bout, y déposant son empreinte comme les stars d’Hollywood laissent la leur dans le béton. Sauvagerie, disions-nous : il s’agit d’un rite de prédation symbolique marquant la victoire de l’homme sur la nature, laquelle n’en demande pas tant. Du Bois de Boulogne à la forêt amazonienne, elle a rendu gorge depuis longtemps, mais le grand capital ne s’en est pas encore rendu compte.
Il y avait cependant un contre-exemple pas très loin du Bois, près du pont de Saint-Cloud : le musée Albert Kahn et son délicieux petit jardin (pas gratuit cependant), édifié au début du XXe siècle par un banquier botaniste, humaniste et visionnaire. Las, il est lui aussi en voie de lunaparkisation sous l’impulsion bienveillante du Conseil Général. Il y a aussi le Jardin d’acclimatation, direz-vous : le p’tit train, les p’tits ânes, voilà-t-y pas une oasis de candeur dans ce Bois de la vénalité ? Pour y avoir longtemps emmené mes enfants, qui voulaient essayer toutes les attractions, je vous garantis qu’on en sort plus pauvre qu’on y entre. Bon, les enfants, on y va ! Tel est aussi le langage que tiennent les dames habillées très serré le long de l’allée de Longchamp, auto-entrepreneuses adeptes d’une économie libidinale dont un autre théoricien, Lyotard, fit autrefois l’apologie. Puis vient un champ de course (encore), celui d’Auteuil : décidément, le business du cheval qui, pourtant, consomme beaucoup d’avoine, marche toujours très fort.
Mais voilà qu’à l’horizon pointent d’autres grues, dans le mythique stade Roland Garros. À y regarder de plus près, on distingue, dans les serres d’Auteuil voisines, des bulldozers et des arbres coupés. Des arbres coupés dans un jardin botanique : ne ratez pas le spectacle, c’est une occasion unique de voir en action, en live comme on dit, le processus de prédation sauvage évoqué plus haut. Les bulldozers sont ceux de la Fédération française de tennis, parfait exemple de la monstrueuse mutation du sport moderne, passé en quelques décennies d’un petit groupement d’amateurs désintéressés à une multinationale richissime et ne doutant de rien. Les arbres coupés ornaient la partie sud des serres d’Auteuil, merveilleuse oasis — gratuite celle-là, c’est son défaut — abritant sous le verre taillé en écailles et le fer délicatement forgé des serres de Jean Camille Formigé des collections botaniques uniques au monde. Mais voilà : aux yeux du sport, de la finance et de la politique réunis, ce ne sont pas quelques palmiers qui vont entraver la circulation des badauds bobos, 15 jours par an, lors du tournoi de Roland Garros. L’imbécillité du raisonnement n’a frappé personne, ni les maires de Paris (merci M. Delanoë), ni les ministres de la culture, ni la conscience écologique (?) des ténors du sport ou de la politique. Le très populaire Yannick Noah ne s’est pas ému de la question, Ségolène Royal a poussé quelques cris d’orfraie vite étouffés, et Manuel Valls, bombant le torse, l’œil fixé sur la ligne bleue des jeux olympiques, a apporté sa caution aux bétonneurs. L’avantage de ce genre de désastre écologique est qu’il permet, pour rester dans le registre botanique, de trier le bon grain de l’ivraie.
Voilà plusieurs années qu’un Comité de défense (avec une présidente d’honneur indiscutable, Françoise Hardy, et une pétition en ligne de 79 000 signatures) se bat en justice pour empêcher la construction d’un court supplémentaire, et inutile, sur le domaine des serres. Le Tribunal de grande instance a arrêté une première fois les bulldozers, mais le Conseil d’État, il y a quelques jours, les a remis en route (en affirmant que si on ne peut détruire la totalité du site, on a le droit de le faire, par petits bouts !), avant qu’une nouvelle décision judiciaire ne l’invalide. Il n’en reste pas moins que la démolition a commencé, avant même qu’un jugement sur le fond, attendu pour la fin de l’année, ait été rendu. Magnifique leçon de démocratie. Les architectes du “Nouveau Roland Garros” (c’est le nom de la vaste campagne de publicité orchestrée par la Fédération de tennis et à laquelle s’est associé, on se demande bien pourquoi, le journal Le Monde), eux, ont pris conscience du problème. Voyons, notre stade post-moderne aura tout d’une pustule dans ce jardin botanique du XIXe siècle classé monument historique… J’ai une idée ! On va faire un stade-serre : un court avec ses tribunes, et tout autour une serre botanique… Il suffisait d’y penser. Marier le tennis et la botanique : trop génial. Ça fera taire les écolos, les financiers de Roland Garros seront contents, et on peut compter sur le Conseil d’État pour faire passer la pilule. Voilà comment s’écrit l’histoire, celle du Bois de Boulogne n’étant qu’un perpétuel recommencement : le changement, dans la continuité du cynisme libéral.
Même s’il est peu probable que les serres d’Auteuil deviennent un nouveau Notre-Dame-des-Landes (les riches riverains protesteraient aussitôt), elles sont devenues un but de promenade si instructif qu’on y organisera bientôt des visites pour les enfants des écoles. Le monstre médiatico-sportif dévorant en toute illégalité un frêle vestige de la culture : ils vont adorer.
Nicolas Witkowski
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