Ce récit de la découverte inattendue de lettres inédites de l’écrivain guérillero est construit comme une enquête, historique et littéraire, et aussi comme l’hommage, à quarante ans de distance, d’un écrivain à un autre écrivain, mort sans sépulture et dont les assassins n’ont jamais été jugés.
Deuxième partie de cet essai sur la correspondance clandestine entre le poète salvadorien Roque Dalton et son ex-épouse Aída Cañas :
L’idée de l’écrivain qui fait table rase, qui renonce à son métier et abandonne ses ambitions pour se transformer en révolutionnaire à plein temps, n’était pas celle qui guidait Dalton pour son retour au Salvador. Son modèle était autre : l’écrivain guérillero. Il est vrai que quand il a quitté Cuba à la fin 1973, il avait mis un point final à l’essentiel de son œuvre et il avait même rassemblé sa poésie complète ; mais il est vrai aussi que durant les quinze mois de sa vie au Salvador il a continué – même à un rythme moins soutenu – d’écrire de la poésie (publiée de façon posthume sous le titre Poemas Clandestinos) et, ainsi que le démontre la correspondance avec Aída à cette période, il se tenait informé de l’état de son œuvre : les chiffres de vente, le paiement de ses droits d’auteur, le sort réservé à ses manuscrits, l’attitude des éditeurs.
« Tout va bien, je travaille beaucoup. J’ai presque terminé le roman [Pobrecito poeta que era yo]. J’ai également prévu des éditions de Maarmol ([le livre témoignage Miguel Marmol, publié par la maison d’édition Educa, Costa Rica, 1972] pour l’Italie, la France et les États-Unis, si cela marche, cela fera un peu d’argent pour vous. Je t’enverrai un état détaillé des comptes et des démarches qui devront être faites en vue de nouvelles éditions ». Il dit cela à Aída dans la lettre du 24 juin 1973, alors qu’il est supposé être au Vietnam depuis deux mois. J’irais jusqu’à dire que ces sept mois (mai-novembre) où l’écrivain est resté cloîtré à Cuba, pour préparer sa métamorphose et dans l’attente du feu vert pour rejoindre le combat (« Les Cubain ne lui donnaient pas l’autorisation » parce qu’ils se méfiaient de l’ERP, d’après ce que m’a dit Aída) ont été essentiels pour qu’il puisse terminer et classer son œuvre, afin de la laisser telle qu’il voulait qu’on la publie : il savait qu’au Salvador, la mort pouvait l’atteindre à tout moment (ce qu’il n’imaginait pas, c’était d’où elle viendrait) et c’est pour cela qu’il a travaillé avec l’état d’esprit du condamné auquel on accorde la grâce de terminer son œuvre.
Le modèle de Dalton était celui de l’écrivain révolutionnaire intégral, chez qui l’écriture et la vie sont indissolublement liés. Dans son cas, il ne s’agissait de renier ni son métier ni son œuvre – l’attitude du rebelle rimbaldien – mais de mettre sa vie en cohérence avec ce qu’il avait écrit dans ses poèmes et ses essais : la lutte armée était le seul moyen de vaincre le régime miliaire et de construire le socialisme dans son pays et en Amérique latine, et il se devait d’occuper une place sur la ligne de front. Mais, s’il se transformait en homme d’action, le poète était toujours présent. La preuve en est qu’alors qu’il était sur le point de partir pour son baptême du feu, ou alors qu’il était déjà en chemin, il a fait parvenir à Aída une note, datée de « novembre 1973 »), sans préciser le jour, où il l’informait qu’il laisserait « un exemplaire de chacun de ses livres de poèmes (…) à l’ambassade (de Cuba) à Mexico pour qu’on puisse les y prendre pour les amener dans notre pays. Il s’agit seulement des livres de poèmes. Au cas où cela semblerait opportun, les camarades cubains te les donneront à toi ».
Et le souci de son œuvre sera présent dès la première lettre envoyée par Miguel depuis la clandestinité le 11 décembre. Il indique à Ana : « J’ai laissé à Mónica du matériel pour Roberto [1] et toi de ton côté tu en as déjà suffisamment. Guido va t’appeler, car il serait intéressant de publier des textes à moi là-bas et dans des revues à l’étranger. Mon ami Fernando [2] et Mónica pourraient t’aider sans que tu leur donnes de détails. C’est important. »
L’allusion à Guido met en évidence l’intention de Dalton et de ses mentors cubain que la publication de son œuvre dans des revues, aussi bien à Cuba qu’à l’extérieur, serve aussi de couverture pour son entrée dans la clandestinité : l’idée était de faire croire aux services de renseignement ennemis que Dalton était un écrivain toujours en activité, en voyage au Vietnam, et n’était pas devenu un cadre guérillero rentré dans son pays.
Dans la deuxième lettre manuscrite, Miguel ne mentionne pas son œuvre, mais dans la troisième, celle du 28 décembre, un virage brusque se produit ; au lieu du souci de publier dans des revues, ce qui prime maintenant c’est la question de l’argent, des droits d’auteur. Il dit à Ana : « ma cousine te parlera des questions d’argent me concernant. En dehors de que l’on attend, qui doit vous revenir entièrement, c’est-à-dire ce que me doit encore le Costaricain [3], à partir d’aujourd’hui si les nouveaux projets aboutissaient, il ne faut pas oublier de toujours m’envoyer quelque chose. Je lui ai dit de te dire de m’envoyer 60%, mais cela dépend de tes besoins, des dépenses éventuelles pour Madame, etc. Prends tout ce dont tu as besoin, mais si un projet intéressant se concrétise, alors faisons ce partage de 60% à m’envoyer et de 40% pour toi. Si tu as besoin de plus, garde 60% et envoie-moi 40%, etc. N’oublie pas de faire de temps en temps des piqûres de rappel à Alcibiades. » [4]
Pourquoi Dalton se met-il à marchander les droits d’auteur avec Aída alors qu’elle est seule pour terminer d’élever leurs trois fils (qui ont à ce moment-là 18, 17 et 15 ans), dans un pays étranger, sans autre revenu que la rente versée par le gouvernement cubain ? Est-ce parce que l’ERP n’a pas les moyens de lui garantir ne serait-ce qu’une rétribution stable en tant que cadre se consacrant à plein temps à la révolution ? Ou n’est-ce pas plutôt le fait que la direction de l’ERP exige de lui que 60% de ses revenus d’« écrivain célèbre » entrent dans les coffres de l’organisation pour les mettre « à la disposition du peuple », selon, l’expression consacrée dans les milieux de gauche à l’époque, et qu’il était prêt à verser volontiers ? Cela ne ressemble pas un stratagème de clandestin.
Le plus probable est qu’Aída n’ait pas envoyé d’argent à Dalton, parce qu’elle n’avait rien reçu des éditeurs, ainsi qu’on peut le déduire du relevé détaillé qu’Ana joint à la lettre de juin 1974 : « En ce qui concerne les imprimés ; de la maison Motta [5] j’ai reçu un échantillon, tu n’imagines pas à quel point il est joli […], le vendeur s’est engagé à m’envoyer une trentaine d’exemplaires, tu me diras ce que je dois en faire et j’espère que les fruits ne tarderont pas trop, qu’ils me les enverront bientôt pour que je puisse à mon tour t’envoyer ce que tu me demandes pour tes études ; quant à l’autre, qui est entre les mains de Diógenes aux dernières nouvelles, il doit s’y mettre à la fin de l’année, et pour ce qui est du plus ancien, il doit voir s’il ne peut pas l’inclure aussi dans le 75. En ce qui concerne les amis que tu as en Europe, je n’ai jusqu’à aujourd’hui aucune nouvelle. Le travail que tu m’avais demandé de demander à Fernando n’est pas prêt, parce qu’il a toujours un prétexte et j’ai décidé de ne plus insister, cela fait quatre mois que je le relance et il ne donne pas signe de vie. »
Ce qui est arrivé entre les mains d’Aída à La Havane, ce sont les premiers exemplaires du livre Las historias prohibidas del Pulgarcito [Les histoires interdites du petit Poucet, traduction française de Pierre-Jean Cournet et Lydia Nogales, L’Harmattan, 2005, NdT] publié chez Siglo XXI Editores (Mexico, 1974), et trente autres exemplaires vont bientôt suivre, mais pas d’argent. Quant aux autres livres, qui sont dans les mains de la maison d’édition Diógenes à Mexico et d’une maison cubaine non précisée, il n’y a pas de nouvelle d’une publication. La réaction de Dalton à la parution de son livre ne se fait pas attendre et dans sa lettre du 10 août il écrit : « Je me réjouis des nouvelles que tu m’as envoyées concernant mes affaires. Je n’ai pas encore vu Pulguito [il veut parler des Historias prohibidas del Pulgarcito]. Si tu as reçu les trente exemplaires qu’ils te proposaient, fais-en passer un à Nando et ses amis, mais seulement pour qu’ils le lisent et te le rendent. Tu pourras peut-être m’en envoyer un par Madame parce que ici c’est difficile. Je voudrais tout savoir sur Diógenes. Et je te redis que tu peux proposer Pobrecito et El Odioso. Demande conseil à Nando et dis-lui de ma part que je ne l’emmerderai plus avec ce que je lui ai demandé parce que j’ai vu qu’il fallait pas compter sur lui. »
L’annonce de la publication de Las historias prohibidas del Pulgarcito a sûrement fait plus que le réjouir, elle a réveillé l’écrivain qui dans la clandestinité était resté en demi sommeil. C’est évident si l’on en croit la lettre exaltée qu’il envoie le 29 août de l’hôtel Isabel à Mexico :
« J’ai besoin que tu m’envoies :
1) La collection de mes articles politiques et littéraires, de mes essais et autres articles (les trucs sur la Corée, sur Otto René, sur les intellectuels, sur les étudiant, le Che, etc.). Ils sont rassemblés dans une chemise, certains écrit à la machine et d’autres imprimés.
2) Si tu as deux exemplaires du roman, envoie-m’en un pour le proposer ici (je veux parler de Pobrecito Poeta…) URGENT et par l’intermédiaire de Jesús. Si tu n’en as qu’un exemplaire, commence à le copier pour l’envoyer à une adresse que je te donnerai après.
3) J’espère récupérer ici le reste de la valise et des paquets (c’est arrivé par l’intermédiaire d’un ami). Si j’ai besoin d’autre chose, je te le demanderai. »
L’écrivain est revenu à la vie. Passer des catacombes salvadoriennes à Mexico a totalement réveillé sa passion littéraire : il veut qu’Aída lui envoie sa collection d’essais et d’articles pour les classer et les relire, il veut une copie de Pobrecito poeta que era yo pour aller peut-être la proposer en personne aux maisons d’édition Diógenes et Siglo XXI. Il bénéficie du fait que grâce aux Cubains, ces textes peuvent lui parvenir très vite, avant qu’il reparte de Mexico. Il caresse peut-être furtivement le rêve d’être de nouveau en vedette, surtout au moment où viennent de paraître Las historias prohibidas del Pulgarcito. Mais il ne fait que caresser l’illusion : il ne peut pas faire ouvertement de promotion au Mexique, il est entré avec un faux passeport, il doit respecter de strictes mesures de séparation étanche et de sécurité, puisque son voyage correspond à une mission politique pour la guérilla ; y compris pour la rencontre avec ses éditeurs il a dû prendre les précautions exigées par la clandestinité.
Il apparaît évident qu’Aída, même s’ils sont divorcés depuis plus de deux ans, est pour Dalton une sorte d’agent littéraire chargé d’assurer la diffusion de son œuvre (il lui donne des indications sur les contacts auxquels elle doit s’adresser et sur la façon de traiter avec eux, et sur les titres qu’elle doit proposer). Mais c’est elle aussi qui a les pieds sur terre et qui en septembre dans sa réponse, le fait redescendre de son nuage. Pour commencer, elle lui dit de ne pas se faire d’illusions sur Miguel Marmol : « Italo n’a pas envoyé un centime de plus, ni un seul autre exemplaire du livre (nous n’en avons plus), j’ai seulement reçu une lettre où il te dit qu’il a fait des démarches pour publier le Marmol en allemand russe et italien, car il dit que certaines maisons d’édition ont manifesté un intérêt, et il veut savoir si toi de ton côté tu as pris des engagements qui empêcheraient les négociations qu’il a engagées. Si la traduction se concrétise, les bénéfices seraient tout entiers pour toi, eux ne seraient que de simples intermédiaires, il a reçu les poèmes et il veut les publier, il disait aussi qu’il allait envoyer le contrat d’édition et une avance prochainement, mais jusqu’ici je n’ai rien reçu ».
Pour Las Historias prohibidas del Pulgarcito, même si la critique s’intéresse au livre, il ne recevra rien non plus pour le moment. Ana est très claire dans sa lettre : « Siglo XXI n’a encore envoyé aucun argent ». Et elle lui cite textuellement et en détails le contrat d’édition selon lequel les paiements s’effectueront de façon semestrielle, chaque année aux mois d’avril et d’octobre. « J’espère qu’en octobre prochain, ils enverront le premier versement, c’est-à-dire un virement, puisque cela correspondrait au premier semestre, mais comme tu le dis, tu peux peut-être arranger ça là-bas, puisque ce n’est pas loin », dit Ana.
Les démarches pour que les éditions Diógenes publient le recueil Un libro rojo para Lenin et Pobrecito poeta que era yo ont très peu avancé. Ana lui explique qu’à la fin décembre (1973) elle a reçu une lettre de l’éditeur de Diógenes, Emmanuel Carballo (« très attentionnée et qui m’a été remise en mains propres par sa fille Laura, qui fait ses études ici ». Carballo « me demandait le Libro rojo et Pobrecito Poeta ; comme tu avais laissé pour instructions de proposer P. Poeta pour le Prix [le Prix Casa de la Américas, décerné tous les ans, NdT] si la réponse de l’éditeur n’arrivait pas avant la clôture des inscriptions, nous avons pris le risque d’envoyer le roman pour le Prix et l’autre livre pour la maison d’édition. Je lui ai alors écrit un mot par l’intermédiaire de sa fille et je lui ai envoyé le livre. J’ai écrit que j’avais bien reçu sa lettre, et que l’auteur avait en effet laissé les deux livres avec la consigne de les lui envoyer s’il manifestait son intérêt, mais d’envoyer le roman pour le Prix si la réponse n’arrivait pas. À la réception de sa lettre j’ai été voir le camarade qui avait le roman, mais il l’avait déjà envoyé pour le Prix ainsi que nous étions convenus. Le libro rojo en revanche était toujours entre mes mains. En accord avec sa proposition, je lui enverrai le roman un fois le Prix passé, en espérant que son intérêt sera toujours d’actualité et que le retard ne sera pas préjudiciable pour ses plans éditoriaux. Il m’a fait savoir par l’intermédiaire de sa fille qu’il avait reçu la lettre et le livre, qu’il enverrait le contrat plus tard, mais les papiers ne sont pas arrivés parce dans son dernier message il m’a dit que la publication du livre ne se ferait pas avant décembre 74. Il ne m’a pas redemandé le roman. »
Carballo ne publiera finalement chez Diógenes ni le recueil ni le roman, mais ce qui est révélateur dans toute cette situation, c’est que Dalton ait participé avec Pobrecito poeta que era yo au Prix Casa de las Américas 1974, un prix qu’il avait gagné dans la catégorie poésie en 1969 avec Taberna y otros lugares, mais qu’il n’avait remporté ni avec Miguel Mármol dans la catégorie témoignage en 1972 ni avec Las historias prohibidas del Pulgarcito en poésie en 1973 [6]. Cela est révélateur puisque Dalton a travaillé pour Casa de las Américas jusqu’en 1971, avant de quitter le comité de rédaction de la revue suite à un différend avec le directeur, Roberto Fernández Retamar, et avec Mario Benedetti. La rupture avait suivi les délibérations du jury du Prix Casa de las Américas. Dalton, membre du jury dans la catégorie poésie avait été chargé de « prendre en charge » l’un des invités, le poète et prêtre nicaraguayen Ernesto Cardenal, dont les activités politiques sur place ont irrité les Cubains et posé problème à Dalton, au point qu’un mois après sa démission de Casa de las Américas, il a été contraint d’envoyer une longue lettre au Comité central du Parti communiste cubain pour s’expliquer [7]. Ses relations avec cette institution culturelle étaient par conséquent, sinon rompues, du moins plus que tendues.
Dalton n’était pas assez naïf pour croire qu’on lui accorderait le prix dans le climat d’animosité et de rumeurs qui prévalait contre lui. C’est pour cela qu’il a laissé à Aída l’instruction d’envoyer le roman à Carballo si ce dernier répondait positivement avant. Il n’est pas impossible qu’il ait espéré que ses liens avec l’appareil politique et les services cubains contribuent à exercer une certaine pression pour qu’on lui décerne le prix, afin de renforcer sa couverture clandestine. Mais ce n’est pas l’hypothèse la plus probable [8]. Toujours est-il que le prix a été décerné à En otoño después de mil años du Péruvien Marcos Yauri Montero, un auteur très peu connu. Non seulement le roman n’a pas été primé mais il a été égaré, ainsi que le raconte Ana dans la même lettre : « Tu me demandes de t’envoyer une copie du roman, mais je n’en ai pas deux et c’est un gros travail, il va falloir que je le copie et que je te le renvoie ensuite à l’adresse que tu m’indiques. Le roman, on me l’a rendu tard, parce qu’ils l’avaient perdu, et c’est grâce à Roberto, qui a pris la peine de le chercher, qu’il a été retrouvé ». Et comme si cela ne suffisait pas, Ana lui porte le coup de grâce : « Le manuscrit de Miguel Mármol, Alcibiades l’a rendu il y a un mois, en disant que cela ne ferait pas partie de leurs projets pour le moment ». Il était donc clair que le milieu culturel cubain ne voulait ni publier son œuvre ni entendre parler de lui.
Les deux bonnes nouvelles que contient la lettre d’Aída datée de septembre sont qu’elle lui envoie « jointe à la lettre, la chemise avec les articles, essais, etc » et qu’elle lui fait aussi parvenir par le messager cubain un livre sur le Salvador « que t’envoie Monsieur Alastair White, en anglais ; son adresse personnelle, si tu en as besoin, est : 41 Inverallan Drive, Bridge of Allan Stirlingshire, Scotland ». Dalton s’est aussitôt mis au travail et, durant les semaines à Mexico, il a préparé le manuscrit de ses essais et de ses articles… qui attendra jusqu’en 2013 pour être publié par les éditions Ocean Sur sous le titre Profesión de sed [Profession de soif, NdT].
Quand il lui écrit sa lettre suivante, le 18 septembre, Dalton est encore à Mexico et, après ses neufs mois de sevrage littéraire au Salvador, son enthousiasme ne se dément pas, indifférent aux vexations que lui font subir ses ex-collègues écrivains et éditeurs cubains : « J’ai parlé avec Siglo XXI. Il n’y a pas encore beaucoup d’argent sur mon compte. Il y a dans les 150 dollars. Écris-leur de toute façon pour leur demander de t’envoyer le solde en octobre. Par chèque sur une banque canadienne. » Et il s’est remis à écrire de la poésie : « Je vais t’envoyer des poèmes pour compléter le Libro Levemente Odioso. Ne le propose pas encore ». Concernant le Costa Rica, il exprime un certain agacement (qui ne fera que s’accentuer) face à la pingrerie de son éditeur, compatriote et ami poète qui vit dans ce pays : « J’écrirai à Italo. Il peut bien sûr s’occuper de Mármol et publier tout ce qu’il voudra, encore faut-il qu’il paie et ne fasse pas comme jusqu’à maintenant ».
On ne sait pas à quelle date Dalton est reparti de Mexico pour le Salvador, mais trois mois se sont écoulés jusqu’à la lettre suivante, datée du 23 décembre 1974, qu’Aída n’a reçue que le 18 janvier, où il remet la question de l’argent sur le tapis : « l’argent que tu peux m’envoyer avec Madame, si tu en as reçu, envoie-le-moi ». Et il cite les trois mêmes maisons d’édition (Siglo XXI, Diógenes et Educa) : « En ce sens, il faut voir où cela en est avec Orfila et avec Carballo. Quant à l’ami du Costa Rica, ça pourrait donner ça : tu lui téléphones pour lui demander de toute urgence, soit qu’il t’envoie immédiatement ce qu’il doit, soit qu’il attende pour l’envoyer à Madame quand elle rentrera (tu lui indiques la date et tu lui dis qu’elle a de graves soucis d’argent). Tu lui dis aussi que je viens de repartir, que je l’ai appelé mais que je n’ai pas pu le joindre et que j’ai dû repartir mais que je t’ai demandé de l’appeler et de lui rappeler que c’était urgent, que cela fait maintenant assez longtemps que j’attends. Le matériau [Miguel Mármol], s’est, d’après ce que je sais, vendu comme des petits pains, pour un prix élevé (5 dollars ici). Dis-lui aussi qu’il peut et doit entreprendre toutes les démarches pour le faire traduire dans n’importe quelle langue, et qu’il doit se mettre d’accord avec toi pour les paiements, mais qu’il faut que cela se passe autrement, que nous avons vraiment besoin de l’argent. » Qui en a vraiment besoin ? De nouveau la question : pourquoi a-t-il autant besoin de ses droits d’auteur alors qu’il se consacre à plein temps à l’action révolutionnaire ? Est-ce pour sa mère ? Est-ce pour l’ERP, qui au même moment préparait l’enlèvement de Francisco de Sola, l’un des hommes les plus riches du pays ? Dans cette même lettre, Dalton montre que, de retour au Salvador, il s’éloigne à nouveau de la vie littéraire et ne se souvient plus de qui a ses manuscrits entre les mains. Il demande même à Aída d’interroger López Vallecillo pour savoir « lesquels de mes manuscrits il détient, et s’il a en particulier le roman. Je crois vraiment qu’il faut trouver une issue pour cette histoire de roman. »
Faire paraître le roman, le voir publié le plus vite possible une fois le point final mis, c’est une ambition partagée par tous les écrivains. En ce sens, l’insistance de Dalton est normale : Miguel Mármol et Las historias prohibidas del Pulgarcito sont sortis, les deux livres l’ont consacré dans les milieux littéraires de gauche, mais Pobrecito poeta que era yo, treize mois après son achèvement, n’a même pas fait l’objet d’un contrat d’édition, et en plus, il existe très peu de copies du manuscrit tapées à la machine. Il faut noter que Dalton ne fait pas preuve de la même insistance avec les manuscrits de poésie qui sont également prêts à être publiés. Il a deux inédits dans la main (le roman et Libro rojo para Lenin), mais il indique à Aída de tout miser sur le premier. Une explication se trouve dans les lettres : la poésie ne lui fournira pas les revenus dont il a besoin. Mais une autre lecture est possible : dans le dernier chapitre du roman, Dalton raconte comment l’agent de la CIA qui l’a interrogé au Salvador lui a dit clairement qu’ils l’accuseraient d’avoir collaboré, qu’ils le désigneraient comme l’un de leurs agents et qu’ils couvriraient de merde ses fantasmes rouges. Et j’entre ici dans le royaume de la métaphysique, si méprisé par Dalton : est-ce que celui-ci, pris dans les luttes internes qui secouaient l’ERP depuis plusieurs mois, a pu penser que la publication de son roman le protégerait au cas où l’un de ses camarades ressortirait l’épisode de son séjour en prison et rappellerait les soupçons qu’avait éveillés sa fameuse évasion chez certains communistes ? [9] Ou n’aurait-il pas soupçonné que la CIA pouvait avoir infiltré l’organisation, ce qui n’aurait rien eu d’inédit dans le monde du renseignement, et que l’accusation qu’il en était un agent pourrait surgir à tout moment ?
Aída continuait à être pour Dalton non seulement une sorte d’agent littéraire mais aussi de secrétaire ou de dactylo, ainsi qu’il l’avait raconté à María dans la lettre d’août 1973 (il avait sûrement bénéficié de ce soutien tout au long de sa vie). Mais concernant Pobrecito poeta que era yo, son ton est de plus en plus demandeur, et dans cette lettre du 23 décembre, il la prévient : « J’espère que tu recopies avec soin car tu sais que les erreurs de frappe pour un matériau de ce genre sont plus graves. Je ne sais pas s’il y aurait moyen de photocopier l’original que vous avez et de vous épargner ainsi le travail. En tout cas, il faut relire minutieusement pour qu’il y ait un minimum d’erreurs. Il vaut voir si Carballo va en vouloir ou pas. »
Et quelques jours plus tard, dans la dernière lettre envoyée par Miguel, datée du 5 janvier 1975, de nouvelles demandes apparaissent : « Je t’ai demandé de recopier les deux matériaux qui sont restés là-bas : ‘Mi padre’ et ‘Miriam’. Fais une copie pour que Madame la ramène avec elle car il est normal qu’elle ait sur elle un matériau de ce genre. Et envoie une autre copie par l’intermédiaire de Gui à nos amis à Mex. Ce n’est pas urgent, mais cela m’intéresse dans la perspective de quelques travaux que je dois réaliser ici. Et c’est un matériau court qui ne prend pas de place et que tu peux copier en un rien de temps. Si tu as près de toi le petit livre de don Chico Herrera Velado que m’a offert la Orbe, Mentiras y verdades, envoie-le-moi aussi par l’intermédiaire de Madame [10]. Et dans le post-scriptum, il en remet une couche : « N’oublie pas d’appeler au téléphone le Costaricain qui nous doit du fric. »
Ana répond à ces deux lettre le 25 janvier, et ce qu’elle lui dit est désolant : ni Italo López Vallecillo de Educa, ni Arnaldo Orfila de Siglo XXI n’ont effectué le moindre paiement, alors qu’elle leur a de nouveau écrit pour leur demander de régler les soldes ; les éditions Diógenes n’ont pas non plus donné signe de vie. Et comme si cela ne suffisait pas, il n’y aura pas à court terme de nouvelle copie du manuscrit du roman, car Aída ne peut plus se charger avec le même dévouement des travaux de dactylographie que Dalton lui demande : « Quant au roman, je suis désolée de te dire que cela m’a été difficile de continuer à le recopier, j’ai commencé mais j’ai eu des ennuis de santé : le médecin m’a détecté deux kystes à un sein, j’ai pris un traitement assez fort pendant presque un mois qui n’a pas donné de résultats et j’ai dû me faire opérer, une opération simple dieu merci et les kystes n’étaient pas cancéreux, mais j’ai eu huit points de suture et j’ai dû observer un certain repos. Même si c’est vrai que ce n’était pas si grave, je suis toujours inquiète, le médecin dit que je risque d’en avoir d’autres qu’il faudra opérer de nouveau, pour le moment la seule chose qui m’embête, c’est que j’ai souvent mal à la tête, mais je crois que tout ça est nerveux. Je suis une catastrophe, tu ne crois pas ? À cause de tout ça, j’ai pensé envoyer le roman au Mexique pour voir si B [11] a la possibilité de le faire copier, c’est risqué mais comme je vois que c’est urgent pour toi, je regrette de ne pas avoir beaucoup avancé, j’en ai recopié seulement une petite partie et le roman fait 490 pages. Si tu crois que ce n’est pas une bonne idée parce qu’il pourrait se perdre, je le recopierai dans la limite de mes forces, et cela risque de tarder un peu. Et je voudrais donc que tu me dises vite ce qui te semble le plus souhaitable. »
Il est intéressant de relever que dans sa dernière lettre envoyée à Aída depuis la clandestinité, Dalton montre la claire intention de revenir à l’écriture littéraire. Nous savons qu’il n’a pas reçu de copie des textes (« Mon père » et « Miriam ») des mains de sa mère, puisqu’il ne l’a pas revue ; ses camarades l’ont arrêté le 13 avril et l’ont assassiné le 10 mai [12]. Quel travail Dalton avait-il l’intention de réaliser à partir de ces textes ? Avancer ses deux projets de roman. Du premier, est conservé dans les archives familiales un manuscrit intitulé Quand mon père est arrivé en Amérique centrale, avec une note au pied de la première page : « Fragment du premier chapitre du roman Dalton et cie » ; il s’agit du même texte que celui publié par la revue Casa de las Américas dans la rubrique « Páginas salvadas » en juillet-septembre 2003 (trente ans après avoir été envoyé à Roberto Fernández Retamar). De l’autre projet, « Miriam », nous savons seulement ce qu’il en raconte à celle qui aurait été le personnage principal du récit, Miriam Lezcano, dans une lettre envoyée « du Vietnam », datée du 3 octobre 1973 : « Pour ‘Miriam’ j’ai déjà les ‘clés théoriques’ et un schéma, un simple squelette d’ensemble. Je crois que si je dispose d’un mois complet plus ou moins dégagé, je pourrai l’écrire d’un seul jet, une première version en tout cas. Celui sur mon père est plus complexe, il aurait besoin de beaucoup d’information documentaire de l’époque. »
Il est intéressant de relever que Dalton manifeste la volonté de reprendre l’écriture de longs récits au moment même où, début 1975, le combat politique entre les deux factions à l’intérieur de l’ERP commence à s’aggraver, combat dans lequel Dalton allait s’engager en tant qu’idéologue ; c’étaient, donc, des moments de conspiration intense, très loin du calme nécessaire à l’écriture narrative. Bien sûr, dans le monde du renseignement et de la conspiration, les choses ne sont pas toujours ce qu’elles ont l’air d’être, et il est possible que sa demande de se faire envoyer les deux textes pour reprendre son travail littéraire ait été un stratagème destiné à ses adversaires politiques à l’intérieur du groupe guérillero, au travers desquels il est possible que la lettre ait transité jusqu’à Cuba. En revanche, si Dalton envisageait vraiment de reprendre l’écriture de ses romans, quatre mois avant d’être assassiné, cela signifie que quelque chose clochait dans ce qui était censé être un engagement total dans la politique.
Horacio Castellanos Moya
traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis
Roque Dalton, correspondance clandestine
[1] Roberto Fernández Retamar, poète et directeur de la revue Casa de las Américas.
[2] Fernando Martínez Heredia, voisin des Dalton à La Havane, philosophe marxiste, fondateur et directeur de la revue Pensamiento crítico.
[3] Italo López Vallecillo (1932-1986), poète et éditeur salvadorien, de la même génération que Dalton, exilé à l’époque au Costa Rica, où il dirigeait les éditions Educa.
[4] Éditeur cubain non identifié.
[5] Probablement Arnaldo Orfila, directeur des éditions Siglo XXI à Mexico.
[6] « J’ai lu les commentaires du jury sur le Pulgarcito. Au-delà de leur profonde bêtise ou plutôt incurie, il y a des choses très intéressantes. En premier lieu personne n’a compris ni l’intention ni le contenu du livre. Ils ne se sont même pas rendu compte du jeu qu’il y a entre les poèmes qui sont de moi et les textes qui ne le sont pas, et les transformations, les textes qui sont de moi et n’en ont pas l’air. Ils sont tombés dans le piège, non comme des personnes créatives, mais comme des imbéciles […] Les opinions sont seulement la réaffirmation de quelque chose que nous savons tous depuis des années : la décadence, en tout cas actuelle, du Prix Casa de las Américas, qui se reflète dans le niveau médiocre des jurés? » Lettre à Miriam Lezcano, 7 juin 1973.
[7] Un récit détaillé de cette affaire se trouve dans l’essai « Crimen sin castigo » [« Crime sans châtiment »] de Miguel Huezo Mixco, publié à l’origine dans la revue el malpensante, n°44, Bogota, février 2003.
[8] « Je n’envoie pas à Casa par désir intime de confirmer la qualité d’un livre, non. Il est arrivé plus ou moins ce à quoi je m’attendais et cela n’enlève ni n’ajoute rien à Pulgarcito, l’un des meilleurs livres que j’ai faits. Si je me laissais guider par les commentaires du jury Casa sur Mármol (qui a parlé d’un livre “embrouillé’ et qui ‘n’avait rien à voir avec les problèmes actuels de l’Amérique latine’), où serions-nous ? Assez. Ah non, ce n’est pas assez : cette année je vais envoyer le roman. Pour qu’ils disent qu’il est lourd et mal écrit* ». Annotation manuscrite en marge : « * là-dessus, ils auront plutôt raison ». Lettre à Miriam Lezcano, 7 juin 1973.
[9] Selon Eduardo Sancho, dans Crónica entre los espejos, l’ex-secréaire général du Parti communiste puis dirigeant guérillero Salvador Cayetano Carpio a prévenu l’ERP qu’il avait des réserves sur l’adhésion de Dalton, le soupçonnant d’avoir rencontré un agent de la CIA après son évasion de prison (p. 103). Au contraire, Aída Cañas m’a commenté que c’est Carpio qui lui a révélé que l’assassin de Dalton avait été Joaquín Villalobos.
[10] Mentiras y verdades, le livre de légendes de l’écrivain salvadorien Francisco Herrera Velado (1876-1966), publié en 1923, n’a été réédité qu’en 1977, ce qui explique que Dalton n’ait pas pu le trouver dans les librairies salvadoriennes. Orbe était la tante d’Aída qui vivait à quelques rues de la maison de la mère de Dalton.
[11] Breny Hazel Cuenca Saravia, dont les rapports avec Dalton seront abordés plus loin.
[12] Por la causa proletaria, n°25, El Salvador, mars-avril 1976. Publication clandestine de la Resistencia Nacional (RN)
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