Ce récit de la découverte inattendue de lettres inédites de l’écrivain guérillero est construit comme une enquête, historique et littéraire, et aussi comme l’hommage, à quarante ans de distance, d’un écrivain à un autre écrivain, mort sans sépulture et dont les assassins n’ont jamais été jugés.
Troisième partie de cet essai sur les lettres clandestines du poète salvadorien Roque Dalton :
L’actrice cubaine Miriam Lezcano a été l’ultime liaison sentimentale de Dalton avant son passage à la clandestinité. Elle avait huit ans de moins que le poète : une rousse qu’il surnommait tendrement dans ses lettres ma « petite allumette » et aussi « blanches fesses ». Ils sont connus vers 1967, quand Dalton vivait encore à Prague, durant l’un de ses voyages à La Havane [1] ; mais leur liaison n’a été officialisée que plusieurs années plus tard. Ils ont travaillé ensemble sur plusieurs textes dramatiques qu’elle a mis en scène ou qui sont restés à l’état de projets. Malgré sa réputation de coureur de jupons, Dalton semble s’être engagé à fond dans cette relation. Dans la lettre à sa mère du 15 août 1973 – la même que celle où il lui rend compte du divorce avec Aída –, il lui avoue : « J’ai depuis un certain temps une relation avec une jeune femme. Notre histoire était au commencement très libre, comme entre bons camarades, mais avec le temps, nous sommes tombés amoureux et le mariage est une possibilité que nous envisageons. Nous verrons ce qu’elle en dira quand je reviendrai car cet été, nous avons passé tout au plus un mois ensemble, parce qu’après mon retour du Chili il s’est à peine écoulé un mois avant que je reparte, pour longtemps cette fois. Elle est metteure en scène et professeur à l’école d’Art dramatique et nous avons travaillé ensemble à l’écriture de spectacles qui ont eu beaucoup de succès, nous nous entendons très bien et elle est même très amie avec les enfants et avec Aída. »
Dalton était parti « pour longtemps » depuis la fin avril 1973, quand il avait rejoint un camp d’entraînement à Cuba en faisant croire à son entourage qu’il était parti pour le Vietnam. À partir de cette date, il a écrit à Miriam au moins dix longues lettres qui montrent une relation intense et tourmentée, mais qui révèlent surtout que ce n’était pas elle la dépositaire de la confiance aveugle du poète, que la passion amoureuse qu’il ressentait à son égard et que le fait d’avoir des projets littéraires en commun étaient une chose, et que le fait de la faire participer à ses projets politiques secrets en était une autre, très différente. Même si Dalton était toujours à Cuba, peut-être à quelques kilomètres de sa compagne, les lettres étaient écrites comme s’il était vraiment en voyage au Vietnam, avec des détails sur ses activités dans le sud-est asiatique, des demandes similaires à celles qu’il adressait à Aída (du travail de copie et l’envoi de ses textes à des éditeurs) et des commentaires sur la situation politique, particulièrement après le coup d’État contre Salvador Allende au Chili.
Les textes constituent un déroutant exercice de fiction ou un exemple de comment la vérité est susceptible d’être tordue et déformée une fois qu’elle est mise au service de la politique. Dans la première lettre, par exemple, datée du 25 avril 1973 à Moscou et qui compte sept pages écrites à la main, il lui apprend qu’il est arrivé dans la capitale russe « avec des vêtements d’été occidental, alors que le froid est encore vif », qu’il n’est pas tombé malade parce qu’il avait « de la vodka sous la main, en fait la seule vodka que j’aie bue durant ce petit séjour soviétique », et qu’ensuite « les choses se sont améliorées parce que les amis m’ont habillé et, certains plus que d’autres, se sont occupés de moi et m’ont emmené au restaurant et au théâtre » ; dans cette même lettre, il dit qu’il n’a pas encore de machine à écrire, mais que « depuis que je suis monté dans l’avion, j’ai commencé à embêter le monde à propos de la machine, et les camarades vietnamiens ont fini par me donner raison ». Dans la deuxième lettre, datée du 16 mai, il assure qu’il est arrivé au Vietnam et il lui détaille son itinéraire via Santiago du Chili, Rio de Janeiro, Rabat, Alger, Moscou et Pékin où « j’ai été coincé par les fêtes du 1er mai » et « dont je n’ai pu repartir que le 8 au soir » ; dans un autre élan de fantaisie, il raconte qu’il a vu « une bombe américaine éclater à une dizaine de kilomètres de la ville, mais on m’a expliqué que ce n’était pas un bombardement mais un avion pirate isolé, qui faisait de la provocation ; donc que ‘ça ne comptait pas’, mais la bombe, elle, était gigantesque et je ne parle même pas du bruit ». Dans la lettre suivante, le 7 juin, il lui annonce qu’il existe « la possibilité qu’il puisse aller au Sud [Vietnam] le mois prochain, si je peux convaincre les autorités compétentes qu’y aller à nos propres risques et périls n’a rien d’extraordinaire ». Et dans la lettre du 27 juin, il lui écrit : « Je suis sûr que la poésie sur le Vietnam, je l’écrirai à Cuba quand les impressions auront mûri ». L’une de ces impressions, racontée dans la lettre du 14 août, c’est d’avoir été témoin d’un typhon : « C’est génial à filmer, mais quand il arrive sur toi, c’est la merde. Un cyclone. Terrible ».
Tandis qu’il envoyait ses lettres « vietnamiennes » à Miriam Lezcano, Dalton continuait à compter sur Aída Cañas comme confidente et, apparemment, comme seul moyen de faire parvenir sa correspondance à l’actrice [2]. Cette situation entraînait parfois des réactions inquiètes de la part de Miriam, réactions auxquelles Aída devait faire face. Les commentaires de Dalton à propos de ces réactions sont très explicites, ainsi celui qui figure dans la lettre envoyée à Aida le 24 juin 1973 : « Miriam toujours aussi gamine. Elle ne peut pas imaginer que les livres et la lettre n’étaient pas dans le même envoi, et que la lettre a pris du retard ? C’est ça ce qui lui a joué le plus de tours dans la vie : elle explose en une seconde, elle fait n’importe quoi sans réfléchir et ensuite viennent les regrets. Il paraît que les rousses sont comme ça. Elle m’a envoyé une lettre furibonde, et ça va lui coûter un bon savon de ma part. » Dans la lettre que Dalton adresse trois jours plus tard à Miriam, pas la moindre trace du savon, mais le doux murmure et les explications de l’amant attentionné, et un clin d’œil qui se veut sévère : « tu dois me faire oublier cette affreuse lettre que je détruis sur le champ ».
Dans la lettre du 24 juin, Dalton adresse une demande à Aída : « Miriam me dit que la première de la pièce est le 10 juillet. Renseigne toi à l’avance sur le jour de sa diffusion à la télé pour que j’essaie de la voir grâce aux camarades ». Il y a une ironie implicite dans ce triangle, et une forme de joie liée à cette ironie, en l’occurrence le plaisir de trahir l’être aimé, non d’un point de vue charnel, mais du point de vue de la confiance, la seule qu’il peut impunément rendre témoin de cette trahison étant celle qui a déjà été trahie plusieurs fois. Bien sûr, pour Dalton et pour le monde qui l’entoure, tout peut se justifier par la révolution.
Est-ce que c’est Dalton qui a décidé de ne pas mettre Miriam dans le secret qu’il n’était pas au Vietnam mais caché à Cuba dans l’attente de partir pour le Salvador, ou la décision a-t-elle été prise par les services de renseignement cubains et l’ERP ? Le plus probable est qu’ils ont été tous d’accord pour estimer qu’il valait mieux maintenir la supercherie, par-delà les considérations sur sa fiabilité politique, car le fait qu’elle, sa compagne, une actrice très connue dans le microcosme artistique, ne soit pas dans le secret rendait beaucoup plus crédible le soi-disant voyage de Dalton au Vietnam.
Mais les lettres de Dalton à Miriam, jusqu’à celle datée du 5 octobre, ont été écrites quand le poète était encore dans cette « longue attente » à Cuba, qui a duré sept mois ; sa clandestinité, sa véritable clandestinité, où il a perdu la vie, allait commencer en décembre, et à partir de ce moment la présence de Miriam s’estompe et elle n’apparaît plus qu’à travers la correspondance avec Aída.
Dans sa première lette à Ana (Aída), le 11 décembre 1973, Miguel (Roque) lui écrit : « Redis toute ma tendresse à Mónica, dis-lui que je vais bien et qu’elle recevra une lettre à la fin du mois ». Dans la deuxième lettre, écrite à la main sur le mode de l’urgence, comme s’il avait été trahi par sa mémoire, il prévient Ana : « quand je t’écrirai, tout ce qui concerne mon amie, ce sera pour Mónica ». Et il ajoute : « Je t’envoie un petit coffret pour que tu le fasses passer à Mónica. Il contient des lettres pour elle aussi ». Il n’existe pas de « lettres » pour Mónica, datées de début décembre, dans les archives que j’ai consultées. Mais il existe une dernière lettre pour sa compagne, que Miguel envoie par l’intermédiaire d’Ana ; « je t’envoie aussi une petite lettre pour Mónica, qui a toujours été pleine d’attentions pour nous et si je ne peux pas lui envoyer un petit souvenir, cela pourra peut-être se faire grâce à Madame ». La lettre est datée du 29 décembre 1973, un jour après celle pour Ana, et on y retrouve déjà le ton impersonnel du militant clandestin :
« Chère Mónica,
J’ai le plaisir de vous saluer et de vous adresser mes meilleurs vœux pour Noël et le jour de l’An.
Je n’ai pas pu vous écrire avant en raison de ma santé encore précaire et de l’excès de travail propre au dernier mois de l’année.
Je garde un vif souvenir de vos attentions à mon égard et cela me fait du bien. Soyez assurée que mes sentiments demeurent inchangés et demandez à Dieu force et santé afin que je puisse vous saluer pour de bon dans un délai pas trop long.
J’espère que vos projets professionnels se réalisent en accord avec les espoirs qu’ont toujours suscité vos capacités.
J’ai l’intention de vous écrire plus longuement ces prochains jours et vous excuserez la brièveté de cette lettre, mais même si ce ne sont que quelques mots, j’ai voulu vous les adresser en cette période de fêtes. Je vais aussi vous demander quelques services dont je vous expliquerai la raison plus tard. […]
Prenez bien soin de vous, travaillez bien et recevez les meilleurs souvenirs de cet ami qui vous admire tant ».
Écrite à la machine, la lettre est signé « M » de Miguel, griffonné avec un trait qui ressemble au « R » de Roque. Bien sûr, il n’y avait pas moyen de remettre cette lettre à Miriam sans qu’on lui explique auparavant pourquoi elle est écrite en des termes pareils, ce qui impliquait de lui révéler que Dalton était dans la clandestinité au Salvador (ou « pour une mission que nous ne pouvons pas te révéler, camarade »). Mais, ne sommes-nous pas face à un de ces jeux de miroirs caractéristiques du monde tordu du renseignement, où l’actrice ne faisait qu’interpréter le rôle que lui avaient attribué Dalton et ses chefs, alors qu’en fait elle avait toujours été au courant de ses activités ?
Cinq mois plus tard, dans sa lettre à Ana du 22 mai 1974, le souvenir de Mónica n’occupe plus que deux phrases de Miguel : « J’espère que tu auras reçu la lettre précédente accompagnée du petit mot pour Mónica. J’espère qu’il n’y pas de problème de ce côté ». Non, il n’y avait pas de problème. Mais il ne restait rien non plus de l’ancienne relation. Ana lui écrit dans sa réponse du mois de juin : « De Mónica, je ne peux pas te dire grand-chose, cela fait longtemps qu’elle est absente de la maison, elle me téléphone de temps en temps pour me demander comment tu vas et elle me dit qu’elle a beaucoup de travail. Je crois qu’elle s’est résignée et qu’elle commence à faire sa nouvelle vie. Comme je te l’ai dit dans ma dernière lettre, je suis d’avis que tu mettes fin à cette histoire. »
Dans les deux lettres suivantes de Miguel, celle du 10 août depuis San Salvador et celle du 29 août depuis Mexico, Mónica a tout simplement disparu ; le cœur de Dalton était déjà occupé ailleurs, la « petite allumette » appartenait au passé. Et c’est Ana qui la mentionne dans sa réponse de septembre : « Quant à Mónica, elle a obtenu une bourse de cinq ans pour l’URSS, elle dit que cela lui fait très peur parce que c’est vraiment très long, mais qu’elle va sans doute l’accepter, en essayant de réduire un peu sa durée ; elle m’appelle de temps en temps pour me demander s’il y a des nouvelles de toi, je lui ai offert un des quatre premiers exemplaires apportés par Arnaldo. »
Dalton ne mentionnera plus le nom de Miriam.
La raison pour laquelle, à partir du mois de mai, Dalton oublie Miriam est très simple : dans sa vie clandestine, il a entamé une nouvelle relation sentimentale avec une camarade de combat, Lil Milagro Ramírez, une des fondatrices de l’ERP, qui a onze ans de moins que Dalton et est aussi poète [4]. Dalton n’écrira pas à Miriam pour lui annoncer la fin de leur relation, mais il raconte tout à sa confidente, Aída, dans la lettre du 18 septembre 1973, envoyée de Mexico. Miguel se confie à Ana : « Sur un plan personnel, je vais bien aussi. Je ne suis pas seul mais avec une fille, justement celle sur laquelle nous plaisantions en disant qu’elle serait ma femme, etc. N’en parle pas, pour des raisons de sécurité. C’est une bonne camarade, très solide, dévouée, etc, bien plus que moi. Je t’en parle pour que tu sois rassurée sur le fait que j’ai près de moi quelqu’un qui m’aime et se soucie de moi. Je ne suis plus un enfant mais c’est important. Elle a été très compréhensive pour l’histoire entre Rita, Mireya et toi, et elle a pour toi de la sympathie et de l’estime. Un jour elle fera peut-être le voyage et tu feras sa connaissance. Ma mère sait que je suis avec quelqu’un mais elle ne sait pas qui c’est, donc pas de nom dans ton entourage, même si tu peux rassurer Madame en lui disant que c’est une bonne chose. »
De nouveau l’aveu à la mère et à l’ex-épouse, les deux femmes de sa vie malgré ses multiples aventures amoureuses ; de nouveau le double aveu en dépit des règles strictes de la clandestinité : le cloisonnement et le silence. Il leur a toujours raconté sa vie intime, émotionnelle, et il recommence une fois qu’il a quitté les catacombes salvadoriennes. La complicité avec Aída est telle qu’une allusion suffit (« justement celle sur laquelle nous plaisantions en disant qu’elle serait ma femme »), pour qu’elle comprenne de qui il s’agit. Le besoin d’exprimer, de raconter, de révéler, est toujours aussi fort une fois que Dalton se retrouve à Mexico ; le poète se réveille, recommence à parler, comme s’il s’était débarrassé de la muselière imposée par la clandestinité au Salvador ; plus de langage codé, aseptisé, mais sa voix d’avant, intense, retentissante. Ce n’est pas seulement le poète qui renaît, mais aussi son tempérament, ses passions, tout ce qu’il avait domestiqué, contrôlé, durant sa préparation à Cuba et les neuf mois de clandestinité. Et nous retrouvons Dalton empêtré dans les vieilles passions, comme si sa nouvelle vie de militant clandestin n’avait rien changé profondément en lui. Il se confie à Aída, en long et en large, dans cette même lettre du 18 septembre : « Au fait, la relation [avec Lil Milagro Ramírez] est confrontée à son premier grand danger parce que pendant ce voyage, j’ai rencontré, par le plus grand des hasards, mais d’une façon impossible à esquiver, B. Hazel. Et je te laisse imaginer ; de nouveau le choc, l’onde émotionnelle que tu connais pour avoir dû les supporter. Bon, elle n’a pas ouvert de grands yeux au ciel, mais je reconnais que si je ne règle pas ce problème, je vais (ou nous allons, parce que Hazel est aussi en couple) continuer à faire souffrir des innocents. Si affronter mon problème avec cette fille, compte tenu des circonstances nouvelles, a pour conséquence de foutre en l’air des choses sérieuses et fondamentales, je choisirai le sérieux et tant pis pour le rêve et pour le mythe. Mais s’il s’avère que c’est l’opportunité que me réservait la vie pour être sérieusement (même si c’est pour deux mois) avec cette fille, je veux arrêter de jouer et faire face aux responsabilités, etc ».
Il veut « arrêter de jouer », dit-il. Il a noué une relation sentimentale sérieuse avec une dirigeante de l’ERP, il est arrivé à Mexico pour une mission politique qui exige une rigoureuse clandestinité – il sait que dans cette ville la CIA opère, que les services secrets mexicains ont des contacts avec l’armée salvadorienne –, et à la première occasion, à peine arrivé, il ne trouve rien de mieux que de renouer une relation passionnelle avec une ex-maîtresse, et de retrouver les vieux réflexes du poète coureur de jupons. Et comme si cela ne suffisait pas, il le raconte de façon explicite à son ex-épouse dans une lettre qu’il envoie, par l’intermédiaire de son contact cubain (qui sans aucun doute lisait sa correspondance), de Mexico à La Havane.
Mais la confession du poète en proie à la passion amoureuse qu’il vient de retrouver ne s’achève pas là : il sait qu’il va faire du mal à sa compagne qui l’attend au Salvador, comme il en a fait à Aída des années plus tôt. Et cela non plus ne l’arrête pas : « Cela va être dur pour ma compagne mais ce serait encore pire de prolonger une situation qui au bout du compte lui fera encore plus mal, semblable à celle que je te l’ai fait subir à toi. Comme tu l’auras compris, je suis en pleine confusion sentimentale et il faut laisser passer un peu de temps pour voir les choses de façon objective. »
« Séducteur d’un jour, séducteur toujours », dit le proverbe. La chirurgie esthétique peut légèrement modifier le visage de Dalton, elle n’entame ni le génie du poète passionné et controversé, ni son vieux fond catholique qui le pousse à se confesser avant de demander l’absolution à son confesseur, en l’occurrence à sa principale victime amoureuse, Aída, Ana, à laquelle il assure : « Quelle que soit la décision, je te jure que cette fois, fini les hésitations et les bêtises ». Pourquoi jurer à Aída, alors qu’ils sont divorcés et que chacun vit avec un autre partenaire ? Fini ce genre de bêtises, lui écrit-il, ce n’est pas la première fois qu’il a dû le lui promettre : la dernière bière, le dernier verre, la dernière aventure. Pourquoi ? Il a également besoin de l’absolution de la révolution, devant laquelle il doit se justifier : « De toute façon, B. Hazel nous aidera dans le travail (après consultation avec la famille à mon retour) [5] car elle est très bien placée pour. Et je crois que pour le moment, elle peut servir de contact direct, de façon très efficace. » Dalton est fait de telle sorte que, sans transition, dans le même paragraphe, il passe des avantages pour la cause révolutionnaire qui pourraient résulter de sa liaison avec Hazel à l’utilitarisme, qui est une composante essentielle de ses relations amoureuses ; il a besoin que ses maîtresses soient aussi ses secrétaires, ses messagères : « Je veux que ce soit à elle en particulier que tu envoies le manuscrit du roman pour qu’elle le fasse publier ici. C’est-à-dire que tu fasses une copie soignée, que tu la vérifies, que tu corriges les erreurs et puis que tu l’envoies par l’intermédiaire de Guido pour qu’ils la mettent ici au courrier à l’adresse de Hazel : Avenida Universidad 1900, Edificio 29, apt 502, México DF. Si je n’arrive pas à t’acheter des choses, c’est elle qui te les fera parvenir. »
Son comportement est bien celui du fils unique illégitime, de l’enfant très gâté par sa mère et sa nourrice (Pille), habitué à ce que ses amoureuses (Aída toujours, Miriam durant quelques années, à présent B. Hazel) le servent, prennent en charge les aspects pratiques de son activité littéraire, tandis que lui utilise le triangle à son profit ; c’est sa façon d’être, et il en sera ainsi jusqu’à sa mort.
Breni Hazel Cuenca Saravia est la fille du dirigeant salvadorien Abel Cuenca, une figure historique qui a participé à l’insurrection de 1932 et a passé de nombreuses années en exil au Mexique. Breni a étudié le cinéma et aussi les sciences politiques à l’Université nationale autonome de Mexico (UNAM) ; elle a enseigné au Mexique et au Salavador ; dans ce dernier pays, elle a occupé, brièvement, le poste de ministre de la Culture en 2009. Au début du mois d’août 2013, je lui ai téléphoné pour qu’elle me donne sa version des faits racontés par Dalton dans la lettre du 18 septembre 1974. Voici son récit :
Ils se sont croisés par hasard, un face à face totalement imprévu dans un couloir de la faculté de sciences politiques de l’UNAM. Elle a hésité un instant : l’homme était plus mince, il portait un costume et il y avait quelque chose de différent dans son visage (un autre nez) ; lui n’a eu aucune hésitation. Ils se sont tombés dans les bras, ravis et stupéfaits de ces retrouvailles. Cela faisait six ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Elle faisait des études de cinéma et s’apprêtait à commencer une maîtrise de sciences politiques ; lui était venu voir un professeur dont elle a oublié le nom. À partir de là, ils n’ont pas cessé de se voir. Il logeait à l’hôtel Roosevelt, au coin des avenues Insurgentes et Yucatán, dans la colonia Condesa ; elle vivait avec son compagnon d’alors, et avec le petit garçon issu d’une précédente relation. Ils se voyaient en cachette dans la chambre de l’hôtel. Elle volait du temps au temps : son fils, son couple, ses études de cinéma, ses préparatifs pour la maîtrise ; il avait ses propres trajets clandestins, de conspirateur politique, qu’il ne partageait pas avec elle. Mais ils faisaient des sorties ensemble, en particulier dans des librairies comme la Gandhi, où il cherchait toujours un de ses livres contenant un poème dédié à elle, un livre difficile à trouver. Breni ne se rappelle pas combien de temps durèrent leurs rencontres à l’hôtel Roosevelt. Mais la chance a de nouveau joué en leur faveur. Une amie intime de Breni, Patricia M., une exilée chilienne, vivait dans un appartement de la rue San Lorenzo, dans la colonia Del Valle ; une voisine qui habitait juste au-dessus était partie en voyage et avait laissé les clés de l’appartement à Patricia. Les amants s’y sont installés et sont restés dans ce nid d’amour jusqu’à ce qu’il reparte pour le Salvador. Combien de temps Dalton est-il resté à Mexico ? J’ai posé la question à Breni (sa première lettre pour Ana envoyée de Mexico est datée du 28 août et la seconde du 18 septembre). Un mois au minimum, si ce n’est un mois et demi, d’après elle. Tu l’as accompagné rendre visite à quelqu’un ? lui ai-je demandé. Elle m’a dit que non, qu’elle était débordée par ses multiples activités mais qu’ils avaient été une fois dîner ensemble chez un cinéaste ami de Dalton, dont elle n’a pas pu – ou pas voulu – me dire le nom. Une autre anecdote : une fois, ils sont descendus dans l’appartement de Patricia, qui était en train de parler avec un ami, l’universitaire et dirigeant communiste haïtien Gérard Pierre Charles, devant lequel Dalton s’est présenté comme le responsable à l’export d’une entreprise commerciale, sa couverture officielle, à laquelle il se tenait. Charles a été impressionné par la somme de connaissances de cet agent commercial, mais n’a jamais soupçonné de qui il s’agissait. Mais Dalton et Breni ont fait d’autres choses ensemble, en particulier avec son fils, qui avait trois ans et que Dalton essayait de mettre dans sa poche. Est-ce que durant ce séjour Dalton buvait autant qu’avant, libéré au moins pour quelques semaines du puritanisme clandestin, ou bien a-t-il été sobre, soucieux de ne pas se laisser aller ? Breni affirme que non, que lors de chacune de ces deux réunions mondaines – avec le cinéaste et avec Charles –, Dalton n’a bu que deux ou trois verres ; il semblait serein, sans angoisses. Ont-ils parlé des problèmes internes de l’ERP, de ses préoccupations politiques ? Il n’a rien révélé en sa présence, même s’il a mentionné des problèmes, des « disputes normales », plutôt dues à des questions de personnalité, mais « jamais, jamais » il n’a évoqué le fait que les choses auraient pu se terminer comme elles se sont terminées. Ont-ils fait des projets d’avenir ? Le projet était de « vivre profondément heureux ensemble » : il s’est engagé à parler à Lil, qu’il « aimait et respectait », pour lui expliquer la situation ; Breni s’est séparée de son compagnon mexicain et l’a attendu, certaine « qu’il reviendrait à tout moment ». Elle l’a accompagné à l’aéroport de Mexico. Son dernier souvenir : ils étaient sur l’escalier mécanique qui monte vers le contrôle migratoire ; Dalton portait une veste de couleur crème et avait l’allure de l’homme d’affaires habitué à voyager ; il était serein, sûr de lui. Après cela, elle n’a reçu aucune lettre, mais des messages manuscrits qu’à plusieurs reprises une messagère de l’ERP lui a apportés chez elle, jusqu’à ce que sept mois plus tard parvienne la nouvelle de son assassinat.
Aucune autre information sur la vie sentimentale de Dalton ne figure dans les deux dernières lettres qu’il a envoyées à Aída depuis San Salvador. Nous ne savons pas s’il a avoué à Lil Milagro son aventure avec Breni, ni comment elle a pu réagir. Ce que révèlent en revanche les lettres, c’est que sa relation amoureuse au Salvador s’est poursuivie. À la fin de la lettre du 23 décembre 1974, une sorte de post-scriptum à l’intention de ses enfants, il leur dit : « ma compagne […] vous embrasse et vous salue avec amitié et tendresse ». Et dans la lettre du 5 janvier 1975, il s’inquiète comme toujours et il demande à Ana de ne révéler pour rien au monde à María, qui s’apprête à partir pour La Havane, le nom de Lil Milagro : « Je voudrais maintenant te dire que pour des raisons pratiques je te demande de ne pas parler avec elle (Madame) de questions concrètes à propos de ma situation sentimentale, qu’elle ne connaît qu’à grands traits, et qu’il n’est pas nécessaire de lui détailler avec des noms et des précisions, etc. »
Dalton a été capturé le 17 avril 1975 dans la maison où il vivait avec Lil Milagro. Ils l’y ont gardé prisonnier plusieurs jours, avant de l’emmener dans une autre planque, où ils l’ont assassiné le 10 mai. Lil Milagro s’est évadée de la maison et, en compagnie d’un groupe de militants, a quitté l’ERP pour fonder la Résistancia Nacional (RN). Dix-huit mois plus tard, à l’aube du 17 novembre 1976, Lil Milagro a été capturée par Garde Nationale ; elle a été portée disparue, soumises aux tortures les plus atroces [6] et, près de trois ans plus tard, le 17 octobre 1979, deux jours après le coup d’État qui a renversé le régime du général Romero, elle a été assassinée. Ses restes, comme ceux de Dalton, n’ont jamais été retrouvés.
Horacio Castellanos Moya
traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis
Roque Dalton, correspondance clandestine
[1] Dalton s’est rendu à La Havane au moins deux fois durant sa période pragoise : en janvier et en juin 1967. La première fois, il est venu à l’invitation de la Casa de las Américas avec le militant politique et écrivain guatémaltèque José Manuel Fortuny, qui vivait lui aussi à Prague et travaillait pour la Revista Internacional (Lettre à Aída, 3 janvier 1967) ; la deuxième fois, il a participé à la première réunion de la Organización Latinoamericana de Solidaridad con los Pueblos (OLAS), et a violemment affronté la délégation du Parti communiste salvadorien (PCS) à propos de la viabilité de la lutte armée. Voir Geovani Galeas: Dalton versus los comunistas, La Prensa Gráfica, 1er mai 2012.
[2] Dans les archives de la famille Dalton, il existe des copies des enveloppes sur lesquelles figure l’adresse de l’appartement de Aída à La Havane ; elles contenaient aussi la correspondance pour Miriam. « Les lettres que tu m’écris, donne-les le plus vite possible à Aída, parce que le départ du courrier ne se fait pas à jour fixe. » Lettre à Miriam Lezcano, 16 mai 1973.
[3] Miriam Lezcano Brito à étudié à l’Institut d’Art de Moscou de 1975 a 1979, où elle a obtenu une maîtrise de mise en scène. Elle a été mariée au dramaturge cubain Alberto Pedro Torriente.
[4] Il existe une thèse sur la vie de Lil Milagro Ramírez, intitulée The Making of a Revolutionary Intellectual in El Salvador, rédigée par Ryan Hightower Wilson (Northern Arizona University, 2007).
[5] Comprendre l’ERP.
[6] Voir Las cárceles clandestinas. Ana Guadalupe Martínez, UCA Editores, San Salvador, 1992, 456 p.
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