La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Selvskudd (auto-infligé)
| 24 Août 2024

Poursuite de la série au Spitzberg

Exterminer obstinément… 

Tuer l’ours (polaire) pour vendre sa peau a longtemps été l’une des principales motivations pour venir se les geler sur les côtes du Spitzberg ; la valeur du vaincu faisant la fortune du vainqueur… Mais quand même, fallait que ces types aient sacrément de la suite dans leurs idées sinistres puisqu’ils n’affrontaient pas là-bas seulement la bête mais, aussi, le froid mortel, la nuit polaire, l’isolement cruel, la privation douloureuse, les maladies incurables, l’alcoolisme insatiable, la déréliction, et pendant des mois. C’est dire s’ils étaient décidés à tuer de l’ours, obstinément ; ça et tuer des baleines aussi, tuer des phoques, tuer des morses, tuer des rennes, tuer des renards, tuer des piafs par centaines, tout tuer, tout ce qui passait à leur portée. La totalité de ces bêtes sont, ou ont été, en voie de disparation après avoir été méthodiquement massacrées.

C’est pas compliqué, l’histoire du Spitzberg peut facilement se résumer à une longue et horrible description de cette extermination obstinée. Pas un fjord, pas une baie, une lande ou une vallée n’ayant régulièrement reçu son expédition vouée au carnage animalier. Ça a démarré à peine une dizaine d’années après la découverte de l’archipel par les Hollandais, Willem Barentsz le premier en 1596, et ça s’est poursuivi jusqu’à assez tard dans le XXe siècle. Plus de 350 ans de boucheries ! Et heureusement que le Spitzberg n’avait pas de populations indigènes, elles auraient sinon – c’est sûr –, connu le même sort peu enviables que celles des Caraïbes, de la Terre de Feu, de l’Australie ou partout ailleurs dans les îles colonisées par les Européens.

… sans endommager la dépouille

En matière de chasse à l’ours, comme pour toutes les bestioles convoitées pour leur fourrure, le point crucial de la mise à mort de l’animal consiste à ne surtout pas endommager la dépouille. Une fourrure percée par un coup du fusil, lacérée par les dents d’un piège, déchirée par un pieu, voilà ruinés les espoirs des audacieux trappeurs ! Et la goutte de sang sur le pelage, quelle guigne ! Or, heureusement, systématiquement même, face à l’adversité se révèle presque toujours l’humaine créativité. Des pièges aux mécanismes toujours plus sophistiqués ont été élaborés au fil des ans pour occire la bête sans désespérer la pelleterie. Au Svalbard, l’un des plus aboutis est le Selvskudd, que l’on pourrait traduire du norvégien par « auto-infligé ». A première vue, ça peut paraître un peu idiot voire technique comme terminologie, mais c’est d’abord foutrement impitoyable.

Le Selvskudd s’apparente à un gros caisson d’un peu plus d’un mètre de long, monté sur des pieds sur une hauteur d’une quarantaine de centimètres, et assez large pour qu’un ours puisse fourrer sa tête à l’intérieur, par le petit côté. Vous l’avez déjà compris, le principe du piège consiste justement à amener la tête dudit animal en dedans du Selvskudd. Pour l’y attirer, l’intérieur de l’engin est divisé en deux compartiments. Le premier est ouvert sur l’extérieur et contient de la barbaque pour servir d’appât, le plus souvent un morceau du phoque, la proie préférée des ours polaires qui peuvent la renifler à des kilomètres à la ronde. Le second compartiment, contigu, est quant à lui armé avec un fusil duquel la crosse a été préalablement retirée. Passant entre la paroi qui sépare les deux compartiments, une cordelette relie l’appât à la détente du fusil.

Quand un con d’ursidé passe la tête dans le premier compartiment, récupère l’appât, et quand il veut retirer sa caboche, c’est Selvskudd ! Du fusil, il reçoit le tir dans la tête, en plein dans le mille. L’ours s’est auto-infligé l’explosion de sa boite crânienne, l’éparpillement de sa cervelle autour du piège, les morceaux sanguinolents qui virevoltent à travers l’air glacé du Spitzberg, dans la lumière rasante du Septentrion en étalant son ombre mortelle dans la vallée entre les glaciers millénaires, tout en épargnant sa belle et précieuse fourrure…

Selvskudd canon. Photo : Musée du Svalbard, Longyearbyen, digitaltmuseum.no

Selvskudd canon. Photo : Musée du Svalbard, Longyearbyen, digitaltmuseum.no

Selvskudd mécanisme. Photo : Musée du Svalbard, Longyearbyen, digitaltmuseum.no

Selvskudd mécanisme. Photo : Musée du Svalbard, Longyearbyen, digitaltmuseum.no

Le trappeur astucieux n’a donc même pas besoin d’être présent pour assister à l’hécatombe. Avec le Selvskudd, l’ours fait le travail à sa place. Il lui suffit d’attendre sagement dans sa cabane, au chaud, sa bouteille de gnôle devant lui, rêver à ses primes, et relever régulièrement ses pièges, comme on se lève pour sortir pisser.

Selvskudd ayant fait son office à Halvmåneøya en 1947-48. Photo Knut Bjåen, Svalbard Museum, Longyearbyen, digitaltmuseum.no

Selvskudd ayant fait son office à Halvmåneøya en 1947-48. Photo Knut Bjåen, Svalbard Museum, Longyearbyen, digitaltmuseum.no

Nb : les aimables lecteurs que la lecteur du billet présent n’aura point rebutés pourront trouver plaisir à prolonger leur découverte de la trappe arctique par la lecture des formidables Racontars Arctiques de Jørn Riel quand bien même les drôlatiques et édifiantes nouvelles compilées par l’auteur danois ont le Groenland pour terrain de chasse.

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