“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
Ainsi nous voilà, sédentaires et commerçants, avec ces systèmes de numération assez mal fichus qu’on passait des années à maîtriser, et qui donnaient donc un pouvoir exorbitant à la caste de ceux qui en connaissaient les secrets ; ça arrangeait bien les gens qui comptent, somme toute. On aurait donc pu en rester là.
Seulement voilà, malgré la vigilance des académies il y a toujours quelque part un petit malin ou un emmerdeur patenté pour poser la question qui gêne. Nous allons rencontrer le premier, mais ce ne sera pas le seul. Car si le progrès passe par de nouvelles réponses, la révolution, elle, passe toujours par de nouvelles questions, embarrassantes de préférence.
Comme celle-ci : “Y a qu’un cheveu sur la tête à Matthieu, mais combien y-a-t’il de cheveux sur la tête d’un chauve ?”
“Question stupide” aurait répondu Euclide, qui n’était pourtant pas la moitié d’un imbécile. Un chauve n’a pas de cheveux donc rien à compter. Rien c’est rien, ça ne compte pas et donc ça ne se compte pas, un point c’est tout.
Sauf que quelque part en Inde un génie appelé Brahmagupta a décidé que si, que rien ça comptait, et même beaucoup. Alors que les Grecs ne reconnaissaient le réel – donc toute chose comptable – que dans l’existence, le vide faisait, pour les Indiens, partie intégrante du Cosmos, et cela ne les gêna donc en rien d’en faire un vrai nombre avec son nom à lui. Et voici, Mesdames et Messieurs, voici donc notre premier nombre imaginaire, pure création de l’esprit ou idée platonicienne rendue au réel, c’est comme vous voudrez : mais applaudissez Zéro, çûnya, le vide, l’espace, un nombre au cœur des nombres, au point que le mot Chiffre lui-même vient de l’arabe sifr (“vide”), traduction de l’hindou, qui donna également notre zéro via l’italien zéfiro.
Ce rien en plus changea tout pour le calcul. Prenez dix : une paire de mains (je note 1) et pas un doigt en plus (je note 0). Multiplié par 6 cela fait 6 paires de mains (je note 6) plus 6 fois pas de doigt, ce qui nous fait toujours pas de doigt (donc toujours 0), pas de retenue merci. 10 par 6 = 60, c’est quand même plus facile à retenir que X par VI LX – et là je vous la fais simple.
Il faut s’arrêter une seconde pour bien voir où est la révolution ici. Il existait déjà, dans certaines notations, un signe de marquage à utiliser quand il n’y avait “rien”, mettons dans les dizaines, pour séparer les centaines des unités, histoire de ne pas confondre 13 et 103. Mais personne n’aurait eu l’idée de voir ce signe comme un nombre : c’était une ponctuation, pas un mot. Une barre de mesure, limite un silence, mais certainement pas une note. Un symbole monétaire peut-être, pas un montant. L’idée qu’on puisse ajouter rien à quelque chose – ou à lui-même –, le retrancher, le multiplier, le diviser même… voici une vraie révolution, et qui va nous mener très loin. Car elle ouvre la porte à tout un tas de questions qui auraient sidéré Euclide : zéro moins dix, ça fait quoi ? Dix divisé par zéro ? Et zéro divisé par zéro ?
Si vous pensez que c’est évident, tout ça, alors vous ne trouverez sans doute rien d’étrange à ce passage de Douglas Adams que je cite de mémoire :
– Matelot, combien y-a-t-il de capsules de sauvetage dans cet astronef ?
– Zéro, Capitaine.
– Vous êtes sûr ?
– Affirmatif, Capitaine. J’ai compté. Deux fois.
Moi, je dois vous l’avouer, je trouve ça bizarre. Drôle mais bizarre, drôle parce que bizarre. En tout cas, pas évident du tout. À me demander si, finalement, j’ai tout si bien compris que ça.
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
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