La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 31 Jan 2017
Las putas insistimos en que los políticos no son nuestros hijos

Nous, les putes, tenons à insister sur le fait que les hommes politiques ne sont pas nos fils

Il y a quelques années, des pancartes ont fait leur apparition dans des manifestations organisées en Espagne, remettant en cause l’usage d’une expression qu’il serait tentant mais pourtant discutable de systématiquement traduire par fils de pute. Le message était clair : que l’on cesse d’attribuer à des prostituées la maternité des pires salauds de la terre, plus particulièrement celle des hommes politiques. Le chef du gouvernement de l’époque – en passe de perdre les élections de 2004 quelques jours après les attentats du 11 mars à Madrid – fut l’une des cibles privilégiées de l’insulte et de la remise en cause (tout aussi insultante) de celle-ci : « Las prostitutas de España y mujeres de la vida alegre sin fines de lucro aclaran que el Sr. José María Aznar NO es nuestro hijo » / « Nous, prostituées d’Espagne et filles de joie sans but lucratif, rappelons que M. José María Aznar n’est PAS notre fils ». Une invitation, en somme, à réfléchir au sens des mots. 

Il faut dire qu’en Espagne comme en Amérique latine, l’expression est courante, assez bien répartie dans les différentes catégories d’âge et classes sociales, peut-être plus équitablement que le fils de pute français, même si une étude sérieuse mériterait d’être menée pour confirmer cette observation purement empirique. Est-il légitime, alors, de traduire hijo de puta par fils de pute ?

Il m’est arrivé de le faire, par exemple lorsque j’ai eu à traduire la pièce de Rodrigo García Todos vosotros sois unos hijos de puta, parue en France sous le titre Vous êtes tous des fils de pute (Les Solitaires intempestifs, 2001). Un choix fait non sans quelques réticences sur le moment, mais la réputation de la pièce avait précédé sa traduction : tout le monde attendait en français les « fils de pute ». Alors ce furent des fils de pute, et c’est tant mieux. Quelques années plus tard, Rodrigo García publie Prefiero que me quite el sueño Goya a que lo haga cualquier hijo de puta. Traduction du titre : Je préfère que ce soit Goya qui m’empêche de fermer l’œil plutôt que n’importe quel enfoiré (Les Solitaires intempestifs, 2006). Car la traduction par « fils de pute » ne va pas de soi. 

D’abord parce que cette insulte a pour cible principale, en français, la gent masculine, comme le suggère le Trésor de la langue française, qui ne la décline pas au féminin et rappelle également que la référence au soi-disant métier de la mère de l’intéressé n’est pas à prendre à la lettre : « [Avec ou sans idée précise de prostitution] Enfant, fils de pute ».

L’insulte n’est pas récente, on en trouve trace dans le Quichotte, qui n’hésite pas à répliquer aux attaques verbales d’un chevrier en s’en prenant à « la muy hideputa puta que os parió » : « la grande pute, fille de pute, qui vous enfanta » [1], « la grande putain, fille de putain, qui vous a enfanté » [2], la « double coquine qui vous mit au monde » [3], « la charogne qui t’a mis au monde » [4]. Et c’est bien la mère qui est mise en cause par l’insulte faite au fils. Si « hijo de perra » (littéralement « fils de chienne ») est d’ailleurs une variante assez fréquente de « hijo de puta », le dictionnaire de la Real Academia española en relève une autre : « hijo de su madre » – tout simplement « fils de sa mère » – qui peut allègrement remplacer « hijo de puta », à condition de bien préciser qu’il s’agit de la mère de l’autre (« su madre » ou « tu madre ») car, c’est bien connu, elles le sont toutes à l’exception de maman. 

En espagnol, les « hijas de puta » n’ont rien à envier aux « hijos de puta » ; mais les « filles de pute » (parfois « enfants de putain ») sont bien moins répandues dans la langue française que les « fils de pute ». À ces derniers, on préfère parfois des « connards », des « salauds », des « salopes » ou des « enfoiré.e.s », qui pas plus que les « fils de pute » n’ont été enfanté.e.s par des prostituées. À moins de préciser « ta mère la pute », en mettant l’accent sur la filiation et la profession supposée – et supposément honteuse – de la mère. Parfois, aussi, l’insulte se déplace : à Marseille, les « enculés » [5] ont supplanté les « fils de pute » ; il arrive aussi que l’on propose aux garçons d’aller « niquer [leur] mère » ; quant aux filles, on les envoie volontiers « se faire mettre » (sans qu’elles en tirent forcément d’avantage pécuniaire, mais une fille n’a nul besoin d’être rémunérée pour se faire traiter de pute). 

En outre, dans la cité phocéenne et ses alentours,« putain » relève plus du signe de ponctuation que de l’insulte. J’ai le souvenir, au collège, d’une lectrice d’anglais qui s’en rendit compte à ses dépens. Bilan : un garçon de ma classe convoqué chez le surveillant général et des tentatives maladroites de traduction pour lever le malentendu : non, personne ne l’avait insultée, putain, on lui avait juste dit « putain ». Et dans certains pays d’Amérique latine, c’est le« hijo de puta » (ou « hijoeputa », « hijoputa »…) qui fait office de virgule. L’insulte doit alors être précisée (« hijo de la gran puta », « hijo de la grandísima puta ») ou substituée par d’autres termes relevant parfois aussi d’une filiation problématique : « malparido », par exemple, tout aussi insultant et complexe à traduire (le verbe « malparir » faisant référence à une fausse couche).

Voilà donc une traduction qui s’annonçait (trop) simple – « hijo de puta » / « fils de pute » – et qui rejoint la longue liste des traductions à sans cesse remettre sur le métier, car la langue évolue, l’argot plus vite encore, les insultes n’en parlons pas. Ou plutôt parlons-en. La France aurait-elle gagné la Coupe du monde de football en 2006 si Materazzi s’était contenté de traiter Zidane de fils de pute, au lieu de remettre en cause l’honneur des femmes de sa famille ?

Christilla Vasserot
Le coin des traîtres

[1] Traduction de Claude Allaigre, Jean Canavaggio et Michel Moner, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001.

[2] Traduction de César Oudin et François de Rosset révisée par Jean Cassou, Gallimard, coll. Folio classique, 1988.

[3] Traduction de F. de Brotonne « sur le texte original et d’après les traductions comparées de Oudin et Rosset, Filleau de Saint-Martin, Florian, Bouchon-Dubournial, Delaunay et Louis Viardot », 1845

[4] Traduction d’Aline Schulman, Seuil, 1997 / Points, 2001. Ici, la traductrice déplace ingénieusement le jeu sur les mots à l’ensemble du dialogue : don Quichotte ayant été accusé d’avoir « une case vide dans la cervelle », il réplique au chevrier qu’il est « autrement plein que ne l’aura jamais été le ventre de la charogne qui [l]’a mis au monde ».

[5] Remerciements à Maristella V. pour l’enquête de terrain.

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