« Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et l’on applaudit ; il répéta, les applaudissements redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie » Søren Kierkegaard, Ou bien…ou bien, 1843
Voici, c’est aujourd’hui qu’a lieu l’inauguration délibérée d’une nouvelle chronique consacrée aux improbabilités de la cause viking. Avec pour commencer un texte inspiré par un accoutrement douteux, néo-paganiste rigolard, une imitation burlesque de l’« uniforme » des farouches guerriers du Nord : un viking de pacotille. Si je suis le seul responsable du titre donné à cette risible photo, je tiens aussitôt à rendre à Olav ce qui appartient à Olav et préciser que celle-ci est issue de la série « EUSA » réalisée par Naomi Harris, et qu’elle a été prise en 2009 lors des Journées Danoises organisées tous les ans à Solvang, bourgade de Californie, c’est-à-dire bien loin des brumes du Septentrion.
De quoi Solvang est-il le nom ?
À proximité de la mythique U.S. Route 101, Solvang (6000 habitants) s’est autoproclamée capitale danoise de la Californie. La ville a été fondée en 1911 à quelques kilomètres de Santa Barbara par des immigrés venus du Jutland ou de l’île de Seeland. Elle se trouve dans la vallée de Santa Ynez. Certes, ce n’est pas la Napa Valley, mais on est tout de même au cœur de la région viticole californienne. Pas franchement le pays de l’élevage de porc, ni du houblon, de la Carlsberg ou de la Tuborg. Et même si cela fait belle lurette que les patronymes hispaniques ont dépassé en nombre ceux à consonance scandinave parmi la population locale, la municipalité persiste malgré cela à entretenir et à exploiter à fond (de commerce) le filon des origines nordiques.
On trouve ainsi à Solvang une copie fidèle de la statue de la Petite Sirène, un Hamlet Square (« quelque chose de pourri au royaume de Macdo »), ou encore une Main Street conçue pour singer un strøget, l’artère commerçante typique des villages danois, avec des bâtisses dont l’architecture semble directement issue d’un manuel d’urbanisme scandinave folklorisé, du genre skansen disneyifié. Pour employer un terme qui exprime dans la langue de Kierkegaard un lien émotionnel avec les origines, une forme de nostalgie et de piété envers le pays des ancêtres, je serais tenté de dire que tout ça fait très danevang ; « danevang », qui signifie « la maison des Danois » ou plus précisément les « Champs danois » si on le traduit de manière littérale. « Danevang », le mot évoque un attachement plus profond, plus intime aussi, avec la mère patrie que ne peut le permettre l’usage du plus moderne « Danemark ». Pas étonnant alors qu’au plus fort de l’émigration danoise vers les USA, les nouveaux venus aient maintes fois choisi « danevang » pour baptiser les nouveaux foyers qu’ils créaient là, comme une relique sémantique emportée par-delà l’océan ; siège à la fois du culte de la Mère Patrie et de l’espérance en un destin manifestement plus heureux qu’en Europe. Plusieurs de ces colonies danoises sont devenues des villes fantômes, mais Danevang en Californie s’est maintenue. Mais aujourd’hui, que le sentiment d’appartenance affiché si ostensiblement soit encore profondément, authentiquement, ancré parmi ces Californiens, ça c’est une autre histoire…
Parmi tous les composants de l’héritage culturel danois, c’est la légende des vikings qui est la plus régulièrement convoquée par les habitants de Solvang, sans doute parce qu’elle est celle qui est la plus connotée, la plus facilement identifiable par un large public, celle aussi qui a la plus haute valeur ajoutée en matière d’exotisme facile car pouvant prendre les formes les plus exubérantes. Les « Danois » de Californie sont pourtant loin de pouvoir en réclamer l’apanage tant ils trouvent ailleurs aux USA des concurrents solides qui se revendiquent aussi être descendants de la même communauté d’origine, mais aussi parmi les rejetons de Norvégiens, de Suédois, et même une poignée d’Islandais (sachant que la plupart des migrants venus de l’île subarctique a plutôt choisi de s’installer au Canada, au nord de l’Ontario ou du Manitoba).
Journées Danoises de Solvang (JDS)
C’est dans ce contexte identitaire particulier que sont nées en 1995 les Journées Danoises de Solvang. Elles sont organisées depuis cette date par une association dont l’adresse se trouve au 1639 Copenhagen Drive – ça ne s’invente pas –, avec dont la raison d’être est la commémoration de l’origine des fondateurs, l’esprit des pionniers venus des rivages de la mer Baltique. Années après années, les Journées Danoises de Solvang sont devenues un événement toujours plus notable de la saison culturelle et touristique de cette partie de Californie, à tel point qu’on les retrouve maintenant mentionnées sur des guides et des blogs touristiques francophones. Et c’est assez déconcertant, quand on y pense, qu’on puisse imaginer proposer partir à la découverte de la Californie en participant à une liesse populaire célébrant la « danicité ». Velkommen til Solvang !
Ceci étant dit, regardez une nouvelle fois la photo, inspectez-là plus attentivement. Ce type à la barbe fournie apparaît presque hilare avec sa fourrure synthétique, ses chaussettes dans ses sandales, ses guêtres, son épée en carton, sa breloque en toc, et son énorme casque à cornes en plastique. Même s’il n’a pas l’air de trop se prendre au sérieux, faut-il d’emblée condamner le pastiche, la facticité, le désir d’évasion et de divertissement ou bien tâcher de sonder un peu plus les tenants et les aboutissants de la mascarade ?
L’objectif de la photographe Naomi Harris
Naomi Harris est une photographe canadienne, née à Toronto en 1973. Elle vit désormais au États-Unis. Spécialiste du portrait, elle explore depuis longtemps les sous-cultures qui façonnent à leurs manières la société nord-américaine et déterminent son espace visuel.
Après un remarquable travail sur les couples échangistes – ne demandez pas comment elle a su pénétrer ce milieu –, elle a poursuivi entre 2008 et 2015 un projet personnel intitulé « EUSA » qui s’est attaché à rendre compte du phénomène d’emprunt culturel et de globalisation. Avec « EUSA », ses photographies montrent comment de chaque côté de l’Atlantique, en Europe et aux USA, de simples citoyens, des familles complètes, rejouent, arborent, exhibent les attributs culturels des habitants de l’autre rive lors de festivals, de commémorations en tout genre, ou lors de fêtes communautaires. Sous des formes très stéréotypées, ces manifestations amènent selon Naomi Harris à une homogénéisation, une confusion géographique, des réinventions mais plus souvent aussi à de la caricature. Les Journées Viking de Solvang se sont ainsi trouvées sur sa route.
Comme Naomi Harris le dit elle-même dans un entretien publié sur Lens Culture : « In America, these “European” venues resemble lands of make-believe. Like places out of a fairy tale, they are magical, whimsical and quaint. On the other hand, Europe is fascinated with the America of the past—a time when the US was considered glorious and free, a country full of fresh starts and opportunities ».
« How to do things with horned toy helmets »
Ces allers et retours entre une Europe mythifiée et une Amérique idéalisée, mais au final toutes deux déréalisées, que renseigne le travail de Harris, s’avèrent bien souvent incongrus, en toc, farfelus, comme sur la photo du « viking de pacotille ». Des raisons sentimentales, une attraction réciproque, l’imitation d’un modèle, un ressort psychologique ou identitaire, peuvent expliquer ces appropriations culturelles croisées.
Sur un plan sociologique cependant, tentons l’hypothèse que ces importations peuvent contribuer à réenchanter localement le lien social, à renforcer autrement dit la cohésion du groupe, comme une tradition réinventée telle que les ont définies les historiens Eric Hobsbawm et Terence Ranger (cf. E. Hobsbawm & T. Ranger (dir.), L’Invention de la tradition, Éditions Amsterdam, 2006).
Toutefois, dans un contexte multiculturel lié à la venue de nouvelles populations migrantes, l’exposition répétitive et spectaculaire dans l’espace public des stéréotypes culturels liés à un groupe précis perpétue la primauté des fondements identitaires de la communauté dans son ensemble par les seuls membres du groupe ainsi identifié, au détriment de tous les autres. Autrement dit, tant qu’il y aura à Solvang des types suffisamment motivés pour se déguiser, même maladroitement, en vikings et pour défiler avec des casques à cornes dans la rue, la ville est assurée de conserver son identification en tant que foyer Danevang, contribuant ainsi à modeler la sociabilité générale. Tout comme l’adhésion festive de l’ensemble des participants à cette célébration, y compris – et surtout – de ceux qui ne sont pas Danois issus de Danois, en renforce la portée. Ce n’est donc pas seulement affaire de folklore, il y a mainmise par un groupe sur les énoncés performatifs faisant et refaisant l’identité de la communauté. Pour paraphraser John Austin, on pourrait dire : « Quand jouer au viking, c’est faire », ou « How to do things with horned toy helmets ».
Une appropriation culturelle?
L’intérêt du travail photographique de Naomi Harris tient aussi au fait qu’il est contemporain de l’émergence de la critique portant sur l’appropriation culturelle. Cette pratique qui consiste à s’approprier les marqueurs culturels d’une culture autre que la sienne est aujourd’hui politiquement discutée, mais la démarcation semble parfois délicate à établir entre ce qui relève de l’exploitation impudente de la culture d’autrui et l’emprunt fécond de formes étrangères, avec une nette exacerbation de la dénonciation lorsque l’« emprunt » recoupe la thématique du post-colonialisme. Les défilés Victoria’s Secret avec les mannequins grimées en « Peaux-Rouges », ou le boomerang Chanel vendu à plus de 1000 €, en sont des exemples éloquents.
Si le débat post-colonialiste n’a pas lieu d’être invoqué ici, avec nos « Danois » et nos « vikings » de pacotille made in California, il est vrai que les photos de Naomi Harris peuvent alimenter le discours des tenants de la version polémique de l’appropriation culturelle dans la mesure où son travail reflète aussi un commerce des signes, et pas seulement l’affichage public d’une affiliation culturelle.
En effet, dans la plupart des manifestations où s’est rendue la photographe, une composante importante de leur organisation relève d’un modèle mercantile avec fabrication et consommation délibérées de l’ethnicité, du patrimoine culturel d’autrui ; fabrication et consommation qui se jouent à travers les marqueurs symboliques que sont la nourriture, les costumes, l’architecture, les performances artistiques (musiques, danses, tatouages, etc.) ; autant d’attributs exposés dans des stands, convertis et commercialisés sous forme de plats et boissons à emporter, de T-shirts, de casquettes, de livres souvenirs, de panoplies, de disques ou de DVD, de sculptures, de porte-clefs, de couteaux, de bijoux dont les fameux marteaux de Thor, de casques à cornes en plastique, et j’en passe. Cette marchandisation intervient comme dans n’importe quel site touristique où l’exotisme est exploité à travers la vente de produits fabriqués ou recrées spécialement pour l’occasion, et pas forcément sur les lieux mêmes. Ces bimbeloteries, ou ces « curios » comme on les appelle techniquement, réduisent les cultures à une lassante et répétitive énumération de lieux-communs bon-marché ; les clichés et les préjugés plutôt que la création et l’originalité.
Clichés ? Vous avez dit clichés ? Comme c’est cliché… Dans un autre contexte, celui de la presse généraliste, combien d’articles sur le hygge, ce pseudo-bonheur domestique à la danoise dans les journaux ces dernières années, et combien sur le Janteloven (« loi de Jante ») inspiré du roman d’Aksel Sandemose, Un fugitif recoupe ses traces (« En flygtning krydser sit spor » [1933] dans la version originale, traduction Alex Fouillet, Presses Universitaires de Caen, 2014), qui rend compte du conformisme social scandinave ? Certes, comparaison n’est pas raison, mais qui a dit que défiler à Solvang dans un costume viking était raisonnable ?
Comment peut-on être viking? [En se déguisant]
A l’heure où les voyages internationaux reprennent difficilement, et qu’il reste par conséquent difficile de célébrer dignement le Danevang avec les vikings de Californie, se déguiser hic et nunc en viking, voici peut-être un filon intéressant que pourraient exploiter avec profit les agences de voyage pour satisfaire une clientèle toujours avide de découverte des cultures étrangères. Car – sortez les violons ! –, nous le savons tous au fond de nous, c’est gravé dans notre cœur : il n’y a que dans la richesse d’une authentique rencontre avec autrui, dans la plus pure expérience de l’altérité, que l’on parvient à comprendre vraiment qui l’on est, d’où l’on vient, et où l’on s’en retourne. Faire la connaissance d’un Danois, d’un descendant de viking, apprendre à le connaître, l’adopter comme ami, c’est l’effet miroir assuré. Mais se déguiser en viking, là, on entre dans une autre catégorie. C’est Le révélateur d’identité ! Et plus besoin d’aller jusqu’en Californie pour cela…
Il est plus que temps d’élucider puis d’énumérer les nombreux bénéfices psychologiques du déguisement viking, ceci pour chambouler notre vision du monde (« Weltanschauung », « Verdensbillede » en danois) dans les grandes largeurs ; nous permettre alors de préparer convenablement la saison des vacances qui vient. Car, il faut en finir pour de bon avec cette image un brin condescendante du déguisement pour adulte, et celui du viking a fortiori, comme si ce n’était là que quelque chose de vaguement régressif : le casque à cornes en plastique, la hache en polystyrène, la tunique trop courte en fourrure synthétique qui gratte, tout ça. Et attention hein ! Quand je dis déguisement pour adulte, je ne suis pas en train de vous parler du bon vieux bal masqué. Même si la nature festive de celui-ci est réelle, il bien est trop limité dans ses effets géographiques et temporels. Il est incapable de dégager toutes les potentialités offertes par le déguisement, circonscrit qu’il est au périmètre d’une salle des fêtes, le temps d’une soirée, pouvant certes parfois conduire jusqu’au petit matin suivant.
Moi, je vous parle d’une forme de déguisement viking affranchie du créneau spatio-temporel restreint du bal masqué, je vous parle du déguisement en tant que véritable Art de vivre, du « casual disguise », à porter sur soi en toute circonstance, dans la rue, au travail, au supermarché, et – c’est important aussi – à la banque et au lit ! Chacun doit avoir le droit de laisser s’épanouir l’Olaf Grossebaf qui sommeille en nous.
De l’avantage certain du déguisement viking
Se déguiser en viking n’offre que des avantages, laissez-moi vous le démontrer. Déjà, ça permet de s’affirmer, de braver sa timidité, d’oser parler plus fort, voire de vociférer. Ça permet d’évoluer et d’enrichir ainsi notre palette émotionnelle comme cognitive. Et je sais de quoi je parle, je porte le mien depuis presque 3 ans. Depuis le Covid, tiens ? J’avais jamais fait le rapprochement… Sachez-le se déguiser en viking encourage aussi notre esprit d’aventure, nous rendant alors capable d’affronter nos peurs et, partant, de ne plus craindre de piller son voisin pour de rire après lui avoir tapé sur la tête avec un gros gourdin en carton-pâte. Le déguisement viking s’avère donc une aubaine pour recréer du lien social à tous les étages de son immeuble, et de faire des émules parmi tous les gens croisés habituellement sans un mot dans les cages d’ascenseur. Le déguisement, ça aiguise aussi l’imagination, et une troupe de vikings déguisés dans le métro du matin ne s’en ira pas simplement au boulot, il s’agira plutôt d’une joyeuse compagnie partant à la conquête du donjon du Magicien sous la Montagne d’Or, emplis de monstres et de trésors.
En viking, vous n’êtes plus limité par les contraintes que vous impose votre tenue costume-cravate habituelle, vous êtes désinhibé, libre d’aller n’importe où, sans tabou, réceptif à l’environnement, et à même de saisir les nouvelles opportunités, de débusquer les proies qui s’offrent à vous et se résignent déjà à recevoir le coup de votre épée en plastoc qui couine. Avec un casque à cornes sur le chef, vous savez exactement ce que signifie être un homme libre, une femme aussi d’ailleurs, de faire peur aux gens, de rendre service à votre communauté et de piller votre entourage. En d’autres termes, le déguisement vous permet d’expérimenter de nouvelles idées et de nouveaux comportements, d’acquérir de nouvelles aptitudes, de dérouler toutes les aspirations refoulées depuis l’enfance.
En peau de bête, c’est vous le boss, vous allez développer une compétence plus large qui est de comprendre et de ressentir la peur des autres d’un simple claquement de doigts. Avouez, quelle belle leçon d’empathie ! À vous de décider du sort qui est promis à vos nouveaux amis. Ensuite, se déguiser en viking améliore la communication. Avec un pendentif autour du cou, et un faux crâne empli de bière à la main, fini de bredouiller des phrases toutes faites, toutes ces répliques qui n’engagent à rien d’autre qu’à la poursuite pacifique d’une conversation. Des énoncés phatiques vous êtes passé au performatif viking, et, par Thor et par Odin ! vous faites des choses avec vos mots ! Et avec un tatouage viking sur l’épaule, la vie a tout de suite nettement plus de consistance.
Alors ne sortez plus sans casque à cornes. C’est pas compliqué, le déguisement viking, ça devrait être remboursé par la sécurité sociale !
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