La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Angélica Liddel, lumières dans la nuit
| 08 Juil 2016

Le Mal encore. Après Les Damnés d’après Visconti donné en ouverture du festival dans la Cour d’honneur dans la mise en scène de Ivo van Hove, place au nouveau spectacle de l’Espagnole Angélica Liddell au Cloître des Carmes. Trois actes au long cours (4h30 de représentation, avec deux entractes) qui vont et viennent entre Paris et Tokyo et entre deux événements sanglants : le meurtre, en mai 1981, de l’étudiante hollandaise Renée Hartevelt, tuée, dépecée et mangée par Issei Sagawa, le “Japonais cannibale”, et la tuerie du Bataclan, le 13 novembre 2015.

Angélica Liddell, autoportrait © Angélica Liddell

© Angélica Liddell

L’horreur et la douleur du monde, Angélica Liddell a l’habitude de les prendre pour elle. C’est même ce qui nourrit à la fois son écriture – les réfugiés naufragés en mer Méditerranée dans Et les poissons partirent combattre les hommes, la guerre des Balkans dans Belgrade, les bombardements de Gaza et les mortes de Ciudad Juárez dans La Casa de la fuerza, le massacre d’Utoya dans Todo el cielo sobre la tierra… – et son engagement physique sur le plateau. 

Ce qu’elle y fait de son corps tient de la performance – et de l’offrande. Ivresse, scarifications, souillure, ont longtemps été sa marque. Il y a chez l’artiste espagnole une tendance à la pénitence et au martyre, une appétence pour le calvaire catholique dans sa version la plus hardcore. Dans Que ferai-je, moi, de cette épée ?, le corps meurtri n’est pas le sien, mais la violence, le danger et l’impudeur sont là ; elle est indissociablement la sainte et la pute, la maîtresse de cérémonie et la victime expiatoire, la folle et la petite fille, la sorcière et la morte.

Elle est aussi celle qui fait le lien d’une horreur à l’autre, oscillant entre la fascination pour le mal et la douleur de ne pas l’empêcher. Le deuxième acte de son spectacle concentre tout cela. Elle y livre le récit sordide et stupéfiant d’une enfance dans la fange d’une campagne, “un trou du monde” peuplé de tarés, “là où tous les étés des gens se suicidaient en se jetant dans les puits, là où les attardés mentaux hurlaient de toutes parts, à la fois violeurs et violés” [1]. Elle y raconte comment, à l’âge de 15 ans, elle découvrit dans une revue l’histoire d’Issei Sagawa et de sa victime, et se mit dès lors à rêver “de cannibales japonais, cultivés et sensibles, qui mangeaient les filles cultivées et sensibles et belles de Paris”. Elle s’y explique enfin sur son rapport à Dieu : “Pour survivre à la brutalité naturelle, je n’ai pas trouvé d’autre solution que de mettre le cap sur le divin. Vous êtes sûrement très fiers de n’avoir jamais eu besoin de Dieu, très fiers de n’avoir jamais cru en Dieu, mais moi, en revanche, moi oui, j’avais besoin de Dieu, moi j’avais besoin de mettre le cap sur le divin.”

Le plus inouï de la confession ne se situe pourtant pas là. Ce deuxième acte, et d’une certaine façon tout le spectacle, est hanté par une idée folle : elle aurait pu empêcher la tuerie du 13 novembre 2015 si elle s’était suicidée avant : “Si j’en avais fini avec ma vie le 10 novembre, rien de mal n’aurait eu lieu à Paris le 13 novembre. Si on m’avait retrouvée morte le 10 novembre dans cet appartement de merde en plein centre de Paris, rien de tout cela ne serait arrivé.” Ou encore : “Je suis celle qui vous a mis en danger avec son épée. Je suis l’unique responsable de la tuerie du 13 novembre à Paris, je l’ai provoquée par mes pensées lugubres.”

On peut choisir de partir de cette étrange culpabilité – que d’aucuns trouveront choquante ou déplacée et d’autres poétiquement merveilleuse – pour envisager Que ferai-je, moi, de cette épée ?, comme un rituel de purification, qui serait aussi une tentative désespérée d’échapper au dilemme exposé par saint Paul dans l’Épître aux Romains : “Je ne comprends pas ce que je fais : je ne fais pas ce que je veux et je fais ce que je déteste”. Un rituel où la beauté est le contrepoint de la souffrance ; infinie tristesse consolatrice de la musique de Didon et Énée de Purcell, qui rythme le spectacle ; harmonie solaire des corps nus des huit jeunes femmes, que rien, pas même les postures disloquées, ne peut mettre en danger. Autant de traits de lumière dans les ténèbres d’Angélica Liddel.

René Solis

(1) Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs, dans une traduction de Christilla Vasserot, par ailleurs collaboratrice de délibéré.

¿Qué haré yo con esta espada? - Que ferai-je,moi, de cette épée? (Approche de la loi et du problème de la beauté) - © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon 2016

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon 2016

¿ Qué haré yo con esta espada ? (Aproximación a la ley y al problema de la belleza) / Que ferai-je, moi, de cette épée ? (Approche de la loi et du problème de la beauté), spectacle d’Angélica Liddell en espagnol surtitré, jusqu’au 13 juillet au Cloître des Carmes.

En marge du spectacle : 
Dialogue artistes-spectateurs avec Angélica Liddell et l’équipe du spectacle le 9 juillet à 17h30, site Louis Pasteur de l’Université d’Avignon. 
Leçon de l’Université avec Angélica Liddell le 13 juillet à 12h, site Sainte-Marthe de l’Université d’Avignon.
Nef des images : La Casa de la fuerza (extrait), Ping Pang Qiu (extrait), Todo el cielo sobre la tierra (intégrale), Angélica [una tragedia], documentaire sur les répétitions de Todo el cielo sobre la tierra, le 13 juillet de 14h à 16h50, église des Célestins.
Chartreuse de Villeneuve lez Avignon – Maison Antoine Vitez (Centre international de la traduction théâtrale) : Chien mort dans un pressing. Les Forts, d’Angélica Liddell, texte mis en lecture par Stanislas Nordey, le 16 juillet à 17h30.

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