La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Daron, ceinturon, téléportation
| 07 Sep 2015

“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?

Il y a un gag récurrent sur Vine (ou Instagram), chez les jeunes garçons dont les parents sont originaires d’Afrique de l’Ouest. La plaisanterie est simple : le fils se retrouve face à son père armé d’une ceinture qui le frappe, en général sans motif probant, sinon que, puisque la ceinture existe, il faut s’en servir. Et à quoi d’autre, logique de l’absurde, si ce n’est à sévir ? Évidemment, dans ces mini-comédies de six secondes, c’est le même adolescent qui joue le fils et le père. Pour cela, il se coiffe généralement d’un kufi et prend un accent caricatural.

Chez Carlitokams, aka Wesley, le kufi devient même un bob à fleurs et à noeud-noeud : on n’est pas dans le réalisme mais dans le bricolage. L’essence du Vine est le minimalisme, à la limite il suffit d’y désigner les choses pour qu’elles acquièrent une présence.

Wesley n’est pas le seul à décliner ce gag. Mais chez lui, l’humour ressortit à la combinatoire. La conclusion inéluctable de chaque vidéo est “tu es foutu”, mais avant ça, le père a fait semblant de donner au fils la possibilité d’échapper à la rouste. Par exemple, en proposant plusieurs instruments de punition. C’était même l’objet de son premier Vine. Entre un rouleau à pâtisserie, une pelle en bois et une ceinture, Wesley choisissait ce qui s’offrait à lui de plus mince : deux rubans. Mais auxquels étaient attachés, hélas, une armée d’outils contondants. Le sujet ici, c’est donc un sadisme paternel qui semble arbitraire au fils, même s’il a une vague idée de ce qu’on pourrait lui reprocher (ne pas avoir fait la vaisselle, avoir un mauvais bulletin de notes, etc.). Dans les vidéos d’autres potes vineurs, Wesley aime jouer le rôle de ce “daron bizarre” qui donne des coups par pur plaisir. Un plaisir tel, d’ailleurs, que dans beaucoup de versions du gag, le père se met à rapper de façon grotesque pour annoncer qu’il va cogner, voire à danser. La substance du Vine devenant un délire sensoriel, sans queue ni tête.

“Sans queue ni tête”, concernant les rapports entre un fils et son père, on mettra ça sous le coude freudien pour plus tard.

Nous adultes, évidemment, nous savons pourquoi le père veut toujours taper le fils : parce qu’un ordre social plus grand que le fils demande que celui-ci y soit intégré, ordre dont le fils n’a, en effet, pas la moindre idée. Aussi bien le running gag du père frappeur participe d’un ensemble de saynètes (père au chômage, mère à court d’argent, etc.) qui racontent avec humour un prolétariat classiquement désireux d’élévation sociale. Chez un autre jeune vineur, qui se nomme lui-même Le Sénégalais, le père n’a parfois plus besoin d’aucun prétexte. Il a juste envie de taper.

S’il est sans motivation directe, c’est parce que le châtiment corporel est présenté comme un trait culturel dont on se moque (au même titre que le supposé goût de l’Africain pour le poulet, sujet récurrent des Vines). Le vineur Un Tunisien II, par exemple, explique avec distance, et en taguant carrément #cheznouslesarabes, que “le nombre de coups de ceinture correspond au nombre de syllabes dans la phrase” qui les annonce. Somme toute, ce sont les coups, les empreintes, qui façonnent le corps du fils à l’image de celui du père : une sorte de sculpture sociale à laquelle le matériau tente d’échapper – entre autres en ridiculisant le modèle. A force de coups, le fils devient parfois le négatif du père, son image en creux. Quoi qu’il en soit, ce corps adolescent, pas fini, est encore aux ordres de son géniteur.

Qu’on se rassure, il n’y a pas que les darons qui sont bizarres. Si la ceinture du père est faite pour frapper, le verbe maternel modifie quant à lui autrement le corps de l’enfant. Chez le vineur Moi Madou, un bel exemple de daronne qui a compris que le prénom sert à téléporter :

Éric Loret
Courrier du corps

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

L’oreille regarde (Thylacine + Rhodes Tennis Court)

Comment filmer un musicien populaire contemporain ? Prenons deux exemples : un qui filme et un qui joue, David Ctiborsky et Rhodes Tennis Court, respectivement. Le premier a suivi pendant deux semaines le musicien electro Thylacine dans le transsibérien, parti à la rencontre de musiciens locaux et d’inspiration. Le second, ce sont les musiciens de Rhodes Tennis Court, Marin Esteban et Benjamin Efrati, qui se décrivent comme “jouant face à face, comme à un jeu de raquettes, la compétition en moins”. Où l’on voit que c’est avec les yeux aussi qu’on fait de la musique. (Lire la suite)

Le poulet, cet incompris

Il suffit de taper “poulet” dans Vine ou “#poulet” et c’est la cataracte. Une jeune fille chante “j’ai pas mangé de poulet alors j’ai l’impression que je vais crever”. Des garçons se mettent à danser quand ils apprennent que leur “daronne” a fait du poulet. D’autres pleurent parce que le prix du poulet a augmenté. Une variante est possible avec le KFC, ce qui complique singulièrement la mise. En effet, on croyait avoir compris que ce délire gallinacé était le renversement d’un cliché raciste repris à leur compte par ceux qui en sont victimes. Bref, que les “renois”, en faisant toutes les variations possibles sur le poulet, se moquaient de ceux qui leur attribuent un goût particulier pour le poulet. Mais le poulet du KFC n’est plus exactement du poulet. C’est du poulet symbolique. (Lire la suite)

Vidéo musicale et vomi (comparatif)

L’idée de départ était de regarder deux vidéos musicales un peu contemporaines, pas trop flan façon Adele. On choisit donc Tame Impala et Oneohtrix Point Never pour la musique, soit respectivement le collectif Canada et l’artiste Jon Rafman pour la vidéo, même si dans ce second cas, le compositeur Daniel Lopatin a codirigé le clip. On regarde. L’œuvre de Rafman et Lopatin, Sticky Drama, titre idoine signifiant “drame collant”, ou en l’occurrence gluant, n’a pas manqué de détracteurs pour noter que c’était un peu dégoûtant, toutes ces pustules, ce pipi et ce vomi. Dans The Less I Know the Better de Canada, le personnage masculin aussi vomit, mais de la peinture, qui vient recouvrir le corps de la jeune fille, change de couleur et suggère des menstrues tartinant un entrejambe. (Lire la suite)

De l’instagrammatologie

Réussir son compte Instagram, ce n’est pas si facile. Parce que comme avec tous les instruments de création 2.0, le risque du “trop” n’est jamais loin. Vous avez dix mille filtres à dispo, des outils de recadrage, de réglage, etc. pour rendre une photo ratée acceptable. En général, une petite retouche suffit. Mais le syndrome “open bar” frappe régulièrement : on sature les couleurs, on ajoute un cadre vintage, et puis aussi un effet “vignette” qui fait trop mystérieux, tel un trait de kohl sous les yeux. Résultat : c’est plus un cliché, c’est un camion volé. À part ça, que montrer sur Instagram ? C’est en principe l’endroit où s’exprime votre créativité, votre voyeurisme s’exerçant quant à lui sur Facebook et votre sens du café du commerce sur Twitter. Comment accumuler les likes ou, au contraire, rater sa vie sur Instagram ? (Lire la suite)

Le #LogeurduDaesh vivait à saint Déni

De quoi pouvait-on bien rire encore après le 13 novembre ? Non pas rire sans rapport avec les attentats mais rire à leur propos, autour d’eux : comment les apprivoiser, les circonscrire psychiquement ? L’homme providentiel s’appelle Jawad Bendaoud. Les internautes l’ont hashtagué #logeurdudaesh, la faute de syntaxe valant comme signe de la parodie et de la duplicité. Il est devenu un mème en trois secondes et demie grâce à sa déclaration sur BFMTV : “On m’a demandé de rendre service, j’ai rendu service, monsieur. On m’a dit d’héberger deux personnes pendant trois jours et j’ai rendu service. Je sais pas d’où ils viennent, on n’est au courant de rien. Si je savais, vous croyez que je les aurais hébergés ?” Perçue comme un mensonge par de nombreuses personnes, la déclaration a donné lieu à des centaines de détournements. (Lire la suite)