La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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La porte de Saint-Cloud, une vieille sportive

Depuis l’arrivée du tramway, elles refont surface, avec l’ambition de ne pas être en retard pour le Grand Paris. Les portes périphériques de la capitale vont-elle devenir des places plus agréables, mieux reliées avec les banlieues toutes proches ? Des Lilas à Versailles, de Clichy à Vitry, exploration de ces confins en travaux, qui se creusent pour ressurgir.

 

Place de la Porte de Saint-Cloud. Photo © Gilles Walusinski

Reprendre pied dans ce morceau de ville annulaire tracée par les portes de Paris ; marquer mon territoire dans ces limites qui me sont assez inconnues, dans le plaisir incertain du « on ne sait pas trop où l’on va. ». Comme un voyage devenu un peu casanier, obsessionnel, pour borner la vie parisienne. Dans un « effet réparateur de la ville et de la variété des visages », écrit Celia Houdard, dans le livre qui se promène dans mon sac. [1]

Vue sur le Parc des Princes © Gilles Walusinski

Je suis à la porte de Saint-Cloud. Vent glacé, ça giboule, ça s’éclaircit, nouvelle ondée… Une pancarte indique « Tribune Paris, Tribune Auteuil ». Bienvenue en aire sportive  : des stades, Coubertin, Parc des Princes, Jean Bouin, plus loin Roland Garros, l’hippodrome, et des hectares de verdure avec les non moins célèbres serres d’Auteuil, et le grand bois de Boulogne.

Belles bagnoles à la Porte de Saint-Cloud © Gilles Walusinski

Si ces entrées-sorties se situent comme les autres entre périphérique, maréchaux et banlieues, elles ont été bien mieux traitées, on le sait, à l’ouest qu’à l’est de la capitale. Le périphérique y est prié de moins gêner, il ne cesse d’émerger et de disparaître. [2] Ce carrefour de très grandes artères – boulevard Murat, avenue de Versailles, Exelmans – peut filer à l’ouest vers Boulogne-Billancourt, à l’est vers le « beau quartier » du XVIe. Avec tous ses clichés, grands immeubles, larges allées, riches bagnoles, trottoirs propres, vieilles dames bien mises. Dans un arrondissement tenu par la droite, où les polémiques politiques sont plus vives qu’ailleurs, que ce soit un projet d’HLM, l’ouverture d’un centre d’hébergement, la rénovation du stade Jean Bouin et de la piscine Molitor, ou l’extension de Roland Garros qui grignote les serres d’Auteuil…

Passerelle, rue du général Rocques © Gilles Walusinski

Derrière la gare routière, on accède à un puzzle de jardins et au square Roger-Coquoin, dans un agencement inhabituel, percé de tunnels, pour déjouer les caprices des grands axes de circulation. De la passerelle qui enjambe le périph, entre vacarme des automobiles et battage du vent mordant – les jonquilles tremblent alentour -, on débouche sur l’avenue Ferdinand Buisson, vers Boulogne-Billancourt… Promesse de grand large avec les pancartes de l’autoroute Bordeaux-Nantes, ou plus immédiate balade architecturale à Boulogne, des nombreux villas et hôtels particuliers Art Nouveau ou Arts déco au Musée des années 30, à l’Espace Paul Landowski. Plus proche, au nord, vue sur la coquille en béton du Parc des Princes, et une autre passerelle. Au sud, plongée sur le Point du Jour, avec la tour de TF1. Œuvre de Bouygues et de l’architecte Roger Saubot, ce cylindre de 1992 haut de 59 mètres ne réfléchit plus grand chose de sa façade vitrée, c’est un immense placard publicitaire, un symbole d’une fin du XXe siècle où vulgarisait la chaine privée. À l’origine de ce Point du Jour, point de poésie, mais des duels, c’est ici que se tenaient jadis ces ordalies-réparation, aux premières lueurs de l’aube.

Aux Trois Obus© Gilles Walusinski

Sur la place, si la gare routière a remplacé depuis longtemps le terminus des diligences, il manque quelque chose en 2019. Pas de tramway qui aurait transformé les boulevards, mais le vieux bus PC. Ni travaux ni ZAC, ce qui nous coince au XXe siècle, quand ce quartier a commencé son expansion avec la disparition des fortifs en 1928. En 1932, trois obus ont été découverts dans un vieux café. Nous voici catapultés au XIXe avec ces boulets, vestiges du siège de 1871, tirés par les Prussiens sur les fortifications. Le café toujours existant arbore encore fièrement son enseigne Aux Trois Obus. « Mais ils ne sont plus là, explose un jeune serveur, ils dataient d’une vieille guerre, celle de 70 ! Et c’est encore par ici que les troupes versaillaises sont entrées dans Paris en 1871. Ils assiégeaient le rempart du Point du Jour, et vont pénétrer par le bastion 64 des remparts, entre la porte d’Auteuil et la porte de Saint-Cloud. Suivra l’interminable Semaine sanglante de la Commune. Chez les Communards, le 20 mai 1871, « chacun sait que les nouvelles ne sont pas bonnes, écrit Hervé Le Corre [3], que les Versaillais se pressent aux portes au sud et à l’ouest de Paris… Le vieux monde qu’on croyait aboli, son ordre culbuté, ses bourgeois enfuis, s’apprête à revenir dans le fracas du feu et de l’acier, ce sera impitoyable… » 

Devant l'église Saint-Jeanne-de-Chantal © Gilles Walusinski

Plus aucun fracas ni éclats d’obus devant l’église Sainte-Jeanne-de-Chantal, élevée en 1932 dans un style byzantin austère, avec sa structure en béton, ses moellons recouverts de pierres reconstituées. Bombardée pendant la seconde guerre, elle sera reconstruite. Impassible, l’église regarde le rond-point, où tournent tranquillement quelques voitures, autour d’un petit jardin à la française étriqué, et deux colonnes-fontaines jumelles. Un peu oubliées en hiver, elles qui ont été conçues à l’époque faste de l’Expo universelle de 1937, par Pommier et Billard. Et sculptées de bas-reliefs par Paul Landowski. L’une symbolise les sources de la Seine, l’autre représente des monuments de la capitale. Plus aucune eau ne coule, pour en préserver la pierre. Autour, des immeubles disparates, un carambolage de styles XXe siècle, dont la longue façade incurvée et très décorée d’un HBM, jouant le pittoresque avec la brique, des aplats blancs, des créneaux, le rendant plus faste qu’il n’est.

Les fontaines jumelles © Gilles Walusinski

Un petit écart, vers le 84, avenue Georges Lafont, et apparait le stade de Coubertin, lui aussi construit en 1937, d’après les plans des architectes Carre et Clavel. C’est la première enceinte couverte de France, dédiée aux sports de salle. De l’extérieur, sa petite échelle ne provoque aucune agoraphobie, sa façade harmonieuse de brique, béton, verre, aux angles arrondis rassure, comme un équipement d’un autre temps du sport, qui avait peut-être une âme plus chaleureuse. Peut-être aurais-je aimé, moi qui n’ai pas l’âme sportive, assister aux glorieux combats de boxe des années 50-60 ?

Rénové et mis aux normes en 1990 par l’architecte Didier Drummond, ce complexe devenu modulable accueille judo, karaté, boxe, volley, escrime, danse, gymnastique, basket, handball, pour 4016 places assises. J’imagine la grande verrière de 1  000 m2 qui permet aux spectateurs de voir immédiatement en entrant ce qui se déroule sur le terrain central. Et Pierre-de-Coubertin (1863-1937) ? Pas si olympiquement humaniste et rassembleur, mais bien plus contradictoire conservateur colonialiste, qui grâce au sport, fut un reproductiviste des élites dirigeantes, « un tenant de l’ordre moral au service de l’idéologie bourgeoise ». [4] On ne peut oublier, par ailleurs, que lors du massacre du 17 octobre 1961, ce lieu fut utilisé par la police française pour parquer des manifestants algériens.

Vers le Parc des Princes © Gilles Walusinski

La porte de Saint-Cloud porte bien des stigmates. Mais c’est l’occasion de s’offrir une bonne enfilade de stades. Avenue du Parc des Princes, jaillissent les cinquante portiques en porte-à-faux qui encerclent l’arène. Lors de sa construction en 1972 par Roger Taillibert, ce méga-équipement a dû composer avec le périphérique-roi et dominer les voies. Nouveauté, 172 projecteurs sont alors intégrés au toit.« Les contraintes ne sont pas orthogonales, affirme l’architecte, la nature n’est pas faites de droites, la courbe correspond également à l’éclairage, l’esprit plastique contemporain appelle surtout des formes courbes. » Il sera réaménagé et étendu à partir de 1998, selon les plans du même Taillibert. Un parti-pris formel qui reste « puissant et viril », commente le critique Jean-Philippe Hugron. [5] Je passe sans grande émotion devant ce brutalisme fluide, le club du Paris Saint-Germain n’est pas mon affaire. J’aime les stades vides. Se souvenir que le lieu-dit du Parc des Princes, situé sur la route des Princes, était au XVIIe siècle un lieu de chasse et de promenade prisé par le roi et la noblesse, la bourgeoisie parisienne va l’adopter au XIXe siècle. Le premier vélodrome est inauguré le dimanche 18 juillet 1897, il sera rénové et agrandi en 1932, le dernier match au « vieux » Parc se tiendra le 14 juin 1970

Au fond, le stade Jean-Bouin © Gilles Walusinski

En fait j’ai hâte de revoir le stade Jean-Bouin, le grand nouveau du paysage sportif coulé là en 2013, à la place de l’ancien dont il ne reste rien ! Il contraste avec le Parc en érection, lui qui se love, se moule dans sa résille de Béton fibré à ultra hautes performances (BFUP). Sa carapace organique et féminine calme t-elle les mastards de l’ovalie ? Depuis 2018, la section féminine du Paris Saint-Germain y a aussi élu domicile. Il « culmine » à 31 mètres lorsqu’aucune habitation ne lui fait face, il perd de sa hauteur rue Nungesser-et-Coli, pour ne pas gêner l’appartement-atelier du Corbusier. On reconnaît la maille du concepteur marseillais Rudy Ricciotti : « Le parti architectural préfère la poésie et le corps au dictat du fonctionnalisme et de l’effort. L’asymétrie, l’ondulation et le fruit des façades sont synonymes de mouvement, d’effort qui ne sauraient prendre corps au sein d’une enveloppe figée « clame-t-il avec verve ! Défendant une « épopée où la recherche et développement fait partie intégrante de l’acte de conception architecturale. » Ce stade évoquerait la photographie de Man Ray d’un corps nu enveloppé d’un textile translucide, il serait « sexy ».

Au fond, le stade Jean-Bouin © Gilles Walusinski

Cette pièce rapportée se glisse pourtant bien dans ce périmètre, avec un généreux parvis, sans aucune grille qui le sépare de l’espace public. Lui aussi a de la force quand il est vide et silencieux. Mais le Ricciotti de L’architecture est un sport de combat [6] a dû lutter contre bien des polémiques au départ. Recours multiples, actions des riverains, des Verts – le maire UMP Claude Goasguen le jugeait « coûteux et obsolète » – il était inutile, trop Lafarge… Un stade de rugby de trop, pour une mairie consommatrice de signes spectaculaires pas prioritaires ? « Le jouet d’une mairie capricieuse », affirme Hugron. Il serait raisonnable de ne plus lancer de tels projets, au nom de la crise, économique et climatique, du sport-fric, pour privilégier d’autres priorités, comme le logement … Mais ce serait dommage pour quelques fleurons de l’architecture contemporaine, dont cette arène. Pour que Paris ne se languisse pas complètement dans son patrimoine figé. Et on ne pourrait même plus s’amuser avec Ricciotti à voir dans ce stade une « citrouille magique », « un tapis volant », ou une forme de « ola » !

Le Parc des Princes, nuit de match © Gilles Walusinski

Dans le calme si pénétrant qui règne là, un jeune homme anime soudain la rue, il refait le match tout seul au téléphone, tel un commentateur sportif, très énervé, il ne se remet pas des déconvenues du PSG, il parle de Zidane, il semble jouer gros, sa vie… Je ne veux pas imaginer les soirs de matchs, les cris, les congestions, les dégradations diverses, les restrictions de stationnement, les voitures qui se garent n’importe où, les files de supporteurs, les flics omniprésents, la boutique officielle PSG prise d’assaut, les bars en folie des Trois Obus au café des Princes, très chic, des Deux Stades aux kebabs et Mac Do !

Un habitant, depuis quarante ans, de l’avenue du Parc des Princes a fini par s’habituer à ce quartier, il jouit d’un HBM spacieux et agréable. « Mais les jours de matchs, c’est terrible, dit-il. Un soir, j’étais furieux, je n’ai pas pu rentrer chez moi, la police m’empêchait d’emprunter ma rue à contre-courant des supporteurs. Et puis, j’en ai marre parfois de voir tous ces noms de militaires alentour, comme la rue du Sergent Maginot, c’est pesant. C’est un quartier bien desservi, équipé, particulièrement avenue de Versailles. La population y est assez vieille. Mais il y a des petites places très agréables, des villages, comme la place Léon Deubel, du nom de ce poète maudit. Des villas aussi, rue Claude Terrasse, et des bâtiments curieux. Le périphérique reste une frontière mentale. Je ne vais jamais à Boulogne, pourtant tout près, les gens n’y vont pas. Et inversement. »

Lycée Claude-Bernard © Gilles Walusinski

En face du stade, un grand bahut prestigieux, Claude-Bernard, ouvert en 1938, conçu par Gustave Umbdenstock. Une entrée principale en fer forgé, un bâtiment imposant qui marie béton armé, briques roses et ardoise. Une plaque commémorative rappelle la mémoire des élèves juifs déportés et exterminés. Il est entouré de nombreux HBM, certains paraissent coquets, avec des balcons, des façades un peu travaillées, et des petits squares… Ce quartier n’apparait pas aussi chic qu’Auteuil, avec des populations plus mélangées. Et beaucoup de passages.

Boulevard Murat, hôtel Paul Guadet © Gilles Walusinski

Au 95, boulevard Murat, écrasé entre des immeubles plus hauts, se différencie un bâtiment. Une plaque annonce les sociétés DEROMEDI S.A. (promoteur-investisseur) et SOFIDEV S.A. (conseil financier). Il fut bâti en 1912 par l’architecte Paul Guadet (1873-1931), pour son agence et sa demeure, avec l’entreprise des frères Perret. Belle ossature béton agrémentée de pastilles colorées, de grandes baies verticales, d’un toit-terrasse, une magnifique pépite pionnière du béton armé, devant laquelle on s’attarde. Il faut imaginer qu’au moment de sa construction, cet hôtel était entouré de terrains vagues… Ancienne zone, encore représentée en pointillé par quelques rares SDF à chiens ou sous une tente, ici ou là. Ou par quelques tags. Il pleut à nouveau, vite monter dans le vieux PC en direction de Molitor, vers la rue Nungesser-et-Coli où Le Corbusier a élu domicile et atelier, de 1934 à 1965, avec son épouse Yvonne Gallis.

  
[1]  Villa Crimée, Celia Houdart, P.O.L, 2018.
[2] Paris quinze promenades sociologiques, Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, 2009 réédité en 2013, Petite Biblio Payot, 9,65 €.
[3] Dans l’ombre du brasierHervé Le Corre, Rivages/Noir, 2018.
[4] Pierre de Coubertin, le seigneur des anneaux, Jean-Marie Brohm, Homnisphères, 2008.
[5] Guide d’architecture, Paris, Jean-Philippe Hugron, DOM pusblishers, 2018.
[6] L’architecture est un sport de combat, Rudy Ricciotti, Textuel, 2013.

 

Anne-Marie Fèvre (texte), Gilles Walusinski (photographies)

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