Depuis l’arrivée du tramway, elles refont surface, avec l’ambition de ne pas être en retard pour le Grand Paris. Les portes périphériques de la capitale vont-elle devenir des places plus agréables, mieux reliées avec les banlieues toutes proches ? Des Lilas à Versailles, de Clichy à Vitry, exploration de ces confins en travaux, qui se creusent pour ressurgir.
Une fois de plus, je suis un peu égarée, je suis à l’ouest… de Paris. Je ne connais pas la porte de Champerret. En remontant du métro, sortie 1 – c’est aussi le terminus des bus – la station est confortablement couverte, elle se fait un pare-soleil. Ce jour-là, le printemps chaud est sérieusement de passage, instinctivement je me dirige vers une nappe de lumière, le square Jérôme Bellat, avec ses tapisseries de fleurs, ses pensées oranges. Ce havre s’étire devant des bâtiments construits par l’architecte Art déco Jérôme Bellat. Contre-allées tranquilles, immeubles résidentiels jusqu’à la rue de Courcelles… Ce n’est pas là que je voudrais aller…
Demi-tour. À ce carrefour de grandes voies, boulevards Berthier, Gouvion-Saint-Cyr, avenues Stéphane-Mallarmé et de Villiers, il faut choisir. Retrouvailles avec la typologie répétitive des portes parisiennes : en enfilade, une place autour du métro, une avenue du nom de la porte, une place de la porte, le périphérique, et la banlieue.
Place Stuart Merril, une ronde de magasins, d’équipements génériques : pharmacies, banques, pressing, resto Nabab, Burger King, MacDo, pas de bar-tabac mais une « cave à cigares », un vieil hôtel, Le Villiers qui se dit de charme 2 étoiles, beaucoup de fleuristes qui étalent leurs géraniums… Des bars restaurants évidemment, de l’Angelus au Saint-Cyr, pas trop chics. Boulevard Gouvion-Saint-Cyr, maréchal d’empire, qui n’a plus rien de l’ancien chemin de la Révolte de 1750, se sont concentrés au XIXe siècle des entreprises de sellerie et de carrosserie, puis des constructeurs d’automobiles. Un collage de bâtiments très variés raconte, une fois de plus, comment depuis la ville s’est refaite sur la ville : façade en verre miroir corporate Nissan, puis des immeubles parisiens XIXe, des logements modernes 60-70, une maisonnette résidentielle provinciale et un immeuble élégant, en pierre. Il se distingue par sa modénature très sobre et la qualité de ses hautes baies, façon atelier, qui occupent la plus grande part des façades.
À quelques pas, place Jules-Renard, l’immense triangle de la Caserne de pompiers, la plus grande de Paris, siège de l’état major. Au fronton : « Sauver ou périr ». Devant, des voitures rouges ; et La Tour d’exercice, œuvre en inox de Wang Du (2008), qui brille comme les casques des soldats du feu.1
Boulevard Berthier, en marchant bien, on ne peut rater l’hôtel Gourron, un pastiche assez drôle de l’architecture du Moyen-Âge et de la Renaissance. Imaginé en 1902 par l’architecte Albert Sélonier, on y entendrait presque le chanteur d’opéra Albert-Raymond Gourro (dit Alvarez) qui y habita.
Avenue Mallarmé, comme une aiguille d’acupuncture, s’infiltre le fin campanile revêtu de briques en grès rosé de l’église Sainte-Odile. Construite dans les années 1930 pour lutter contre le chômage, terminée en 1946 pour desservir l’habitat à bon marché, ses coupoles attestent de son style néo-byzantin, mais son haut clocher pourrait sortir de Metropolis de Fritz Lang. Au fond de l’avenue, la silhouette grise, un peu effacée, du Tribunal de grande instance de Renzo Piano, prouve que ce bâtiment est déjà devenu un signal. Pour certains, il dérange l’horizon.
Mais ce n’est toujours pas ce que je cherche… Direction le périphérique ! Me voici devant un autre jardin, le square de l’Amérique latine : une statue de Jiménez Deredia, Poème mythique, représente une femme couchée. Ce triangle dense de végétations créé en 1931 rend hommage à neuf personnalités latino-américaines, avec notamment une statue de bronze en pied de Francisco de Miranda. Une pancarte récurrente casse l’ambiance : « Pour votre sécurité, ce jardin sera fermé en cas de vents forts ou d’intempéries ».
Traversée du boulevard de la Somme. Changements de codes urbains, avec un si bizarre mur en brique : un dos de rhinocéros percé de pustules de terre ? C’est l’enceinte du square Auguste-Balagny. En 2015, cette curiosité a gagné le Top Ten des monuments les plus moches de France. Pourquoi un tel acharnement contre cette pittoresque citation indescriptible ? Il délimite un jardin à l’abandon, les roses tentent de fuir à travers les grilles.
Les bizarreries ne manquent pas dans ce périmètre. Deux oeuvres du sculpteur Denis Mondineu, des bunkers expressifs végétalisés en ciment – un peu aztèques ? – ajoutent à la perplexité. Deux monstres hybrides avec un visage, des pattes d’animal ! Ce sont deux bouches (vertes) d’entrée (l’une est condamnée !) au parking Indigo. En face, le square du Caporal-Peugeot, et son bowling. Lieu bien fatigué, glauque : « Faudrait vraiment que je sois désespéré pour retourner dans ce bowling miteux », prévient un internaute qui s’y aventura. Il y a de l’usure par ici.
Et voici le périph qui passe par là-dessous… Ici comme le long de ses 35,04 kilomètres, cet anneau bruyant est mis en accusation par le récent débat lancé par la mairie de Paris. Faut-il en finir avec ce héros moderne des années 70 ? On ne veut plus de cette coupure, on veut des coutures. Des élus du Conseil de Paris viennent de rendre un rapport à Anne Hidalgo : « Pour repenser et réaménager les liaisons et les échanges entre les territoires de l’agglomération parisienne, pour en finir avec le “boulevard périphérique”, source de pollutions multiples, véritable barrière urbaine, et faire émerger à moyen terme un espace de liaison, de respiration plus vert, renaturé, doté de nouveaux usages urbains… » La limitation de la vitesse à 50 km/h est envisagée. Pour le géographe Luc Gwiazdzinski [1], le périphérique, butte témoin du gaullisme et de la modernité, est le « XXIe arrondissement » de la capitale, où transitent chaque jour des milliers de périphiens, habitants ou roulants. « C’est un monument, un rite, un symbole qui cristallise les enjeux d’une société en mouvement. Le périphérique est un monde habité. À nous de l’urbaniser. »
Je le contemple cet anneau paradoxal, comme un semi-condamné peut-être… Flashback : « Dans quelques jours, faire le tour de Paris en voiture sans rencontrer un seul feu rouge ne sera plus un rêve. » Un « rêve » qu’annonça ainsi Léon Zitrone en 1973, en présentant dans le poste l’inauguration du boulevard périphérique parisien.
Partout des pancartes indiquaient l’espace Champerret. Le voilà. Le genre de machin dont on a entendu parler sans savoir de quoi il retourne… Il se présente « comme à taille humaine » (8450 m²). Il est discret effectivement, encastré dans le périph. Administré par le gestionnaire Viparis, s’y déroulent des congrès, des salons – pour étudiants, des 10 000 emplois – des expositions, des spectacles. Aujourd’hui, il est bien vide.
C’est finalement un carrefour assez vert – de promenades en jardins, il y a encore les squares Lily-Laston, Sainte-Odile pour s’aérer. Cette porte, aménagée dès 1926 dans ce qui fut autrefois le champ de monsieur Perret, ou un champ pierreux et aride ce qui donna son nom au village Champerret, finit par mener à Levallois-Perret. Blériot installé chez un garagiste y construisit son premier avion en 1904. La ville industrielle a longtemps vrombi avec Citroën, elle fut le principal centre de production de la 2CV. Elle est connue aujourd’hui pour être une des communes les plus endettées de France, et son « héros » déchu, Balkany en procès, s’affiche à la Une de tous les journaux du kiosque voisin. Pas envie d’y aller. Ce n’est toujours toujours pas ce que je cherche.
En revenant sur mes pas, apparaît enfin l’objet de ma quête : La Main jaune, avec son graphisme pâli, émouvant, jaune-or sur bleu. Derrière des grilles enserrées dans les arbres du square de l’Amérique latine, un escalier rouge, fatigué, qui descend vers… ce qui fut la boîte de nuit culte des années 1980, qui a ouvert ses portes en 1979, popularisée par le film La Boum et Sophie Marceau.
Il y avait là une dancing-piste de roller dans une salle souterraine de 1 500 m², au plafond noir, au premier niveau d’un parking souterrain, adossé au périph. On ne peut guère faire plus underground. Je n’y suis jamais allée. Des images réelles ou fantasmées remontent de ce trou inaccessible. Des paillettes sous le béton, les jeans blancs et t-shirts Ricard bleus des jeunes en rollers, des fleurs aux patins des filles, des foules à roulettes, l’esthétique et la musique disco de l’époque, les premiers rap.
Cette boîte a fermé en 2003. À partir de 2010, ce qui était devenu une décharge publique a été squattée et rafistolée par le collectif La Main. En 2013, la mairie vend le lieu, les squatteurs sont expulsés, mais ils ont eu le temps de faire revivre des soirées, paires de quads-rollers aux pieds, dans une nostalgie toute musicale... J’aimerais y entrer, m’y faufiler. Impossible. Trop barricadé.
Coup de chance, cet antre n’est pas définitivement condamné. Ce lieu mythique de 3000 m2, auquel s’ajoutera le vieux bowling glauque attenant, est un des beaux dessous de Paris sélectionné par la mairie, dans le cadre de Réinventer Paris. Objectif : réaménager et reconvertir les sous-sol en déshérence de la capitale, la profondeur devenant une dimension urbaine. C’est une équipe pluridisciplinaire qui va transformer cette Main : les lauréats Martinez-Barat Lafore Architectes, Oftrak Architectes et Régis Mandrillon (architectes), avec Fonsac Immobilier et l’école de musique Mastersound. Y est projetée une école de musique participative, dédiée aux amateurs et professionnels. Son ouverture est prévue en 2021. Il faut absolument que j’y pénètre.
Quelques jours plus tard, un matin si gris et humide, je suis accueillie par les architectes du projet. Petite déception, impossible d’emprunter l’ancienne vraie entrée rouge nichée dans la verdure. Mais consolation, on s’y faufile, comme dans une BD, dans une sculpture de Mondineu, cette invraisemblable entrée murée du parking. Encore plus excitant. À la lumière d’une lampe de poche, descente de quelques marches. Arrivée dans un trou noir, noir. Il n’y pas d’électricité, il faut deviner là vaguement un ancien bar, ne pas se cogner … Puis un groupe électrogène poussif finit par faire jaillir la lumière.
Apparaît cette grande caverne sombre, avec ses poteaux en miroir, des restes de boules à facettes, du mobilier de récup délaissé, des néons cassés, beaucoup de déchets, une petite scène, la grande piste qui fut rouge, des coursives autour, des structures noires chewing-gum ajoutées par les squatters. Pas question d’y tenter une performance à roulettes, surtout ne pas se casser la binette. Les architectes ont du boulot ! Ils s’en délectent. Ils vont créer une longue rue dans ce futur « village musical », desservant studios d’enregistrement, lieux d’enseignement, salles de spectacles, scènes…
Trop tôt pour se projeter, cette piste en ruines résonne encore, il n’y a plus de toboggan ni rythmes d’enfer, mais on reconstitue ce lieu lancinant rien qu’un instant. La vitesse des patineurs en ligne, dans tous les sens, les rigolades, les drames, le martellement boum-boum disco… Mais voici que j’entendrais des vieux titres des années 80, Michael Jackson en tête, et même Marvin Gaye.
En remontant de ces réminiscences souterraines, il pleut, ça fait redescendre de ses patins. Les jardins sont déserts et ratatinés. Mais il n’y a pas que cet ancien temple du roller qui va ici changer de main. Deux autres sites abandonnés et invisibles vont ré-émerger, parmi les projets lauréats de Réinventer Paris. La station service Champerret extérieure, de plain-pied sur le périphérique, sera transformée en Peace & Log, un projet pluridisciplinaire gagné par Hérault Arnod Architecture, avec Propexpo, avec un double programme. Création d’une aire logistique pour la livraison de l’Espace Champerret, destinée aux véhicules légers. Et greffe d’un comptoir pour la vente des produits de la ferme urbaine Agripolis, qui se traduira par une micro-architecture publique. La station-service Champerret intérieure se transformera en Folie Champerret, un autre espace de logistique urbaine dédié au e-commerce, pour assurer la distribution de dernier kilomètre en véhicule propre. Gagnant : Daniel Vaniche et Associés, avec Sogaris.
C’est donc par ses marges, son sous-sol périphérique, avec de petits sites réactivés, que la porte de Champerret fait sa mue. Aucun travaux pour l’instant. Pas encore, car le tramway T3 devrait rouler un jour par ici, en provenance de la porte d’Asnières, jusqu’à la Porte Dauphine. En 2023 ? Le printemps a disparu, les terrasses sont moroses, les voitures ne sont pas encore douces, les passants n’ont pas l’âme interactive ni innovante, ils bidouillent leur logistique avec des parapluies mécaniques. Et il ne manquait plus que cela : voici bien vissée dans ma tête, la sirupeuse Reality chantée par Richard Sanderson, composée par Vladimir Cosma pour La Boum : « Dreams are my reality / The only kind of reality… / A wonderous world where I like to be ».
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