“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
1900, Paris. La révolution industrielle a changé la face de l’Europe. La science et la technologie s’annoncent comme le nouveau pouvoir, le nouvel horizon, la nouvelle frontière. Rien n’est impossible à l’homme raisonnant. Jules Vernes a posé dans la culture populaire les fondements de la foi : oui, nous irons dans la Lune, nous explorerons les abysses. La tour Eiffel se dresse, monument initialement éphémère à l’intelligence des forces et à la maîtrise de l’acier. La première ligne de métro ouvre en juillet, exposant les Parisiens à son air « trois fois pété, trois fois roté ». En Angleterre, le fils de Lord Babbage construit en suivant les plans de son père ce que l’on peut considérer comme la première unité centrale et la première imprimante. La raison triomphe partout, l’obscurantisme recule de toutes parts – du moins pour l’homme blanc de bon milieu.
Se tient à Paris le deuxième congrès international des mathématiciens. L’Allemand David Hilbert, chef de file incontesté de l’approche axiomatique, y fait sensation en présentant une liste de vingt-trois problèmes ouverts dont la résolution, selon lui, marquera le XXe siècle naissant. Il n’y a guère de doute qu’après les efforts remarquables effectués par la communauté pour repenser et axiomatiser les fondements des mathématiques – lesquels verront leur pinacle édifié en 1920 dans la somme Principia Mathematica d’Alfred Withehead et Bertrand Russel –, le temps est venu d’en récolter les fruits.
1930, Göttingen. Proche de la retraite, David Hilbert s’exprime à la radio, réaffirmant l’ambition d’accroître sans limite la connaissance humaine : « Nous devons savoir, nous saurons ». La veille, Kurt Gödel, jeune mathématicien autrichien des plus prometteurs, a déposé à Vienne une thèse dans laquelle il démontre la complétude de la logique du premier ordre : tout énoncé valide exprimable par cette théorie peut y être démontré. Comment dès lors ne pas croire que, oui, nous saurons ce qu’il y a à savoir ?
1931, Vienne. Gödel impose un tournant majeur et définitif à la pensée mathématique de son temps. Il démontre en effet que tout système d’axiomes suffisamment puissant pour décrire l’arithmétique est soit incohérent, soit incomplet. Cela signifie soit que ce système pourrait démontrer à la fois un certain énoncé et sa négation, ce qui lui permettrait de démontrer n’importe quoi et lui ferait perdre tout intérêt, soit qu’il permet d’exprimer des énoncés valides qui ne peuvent pas y être démontrés, et dont la négation ne peut donc être réfutée. En particulier, un système cohérent ne peut démontrer sa propre cohérence quand bien même on arriverait à l’exprimer sous forme d’énoncé ; il faudra toujours ajouter des règles externes pour l’établir.
Si une théorie axiomatique cohérente ne peut ni démontrer ni réfuter un certain énoncé, alors il est possible de lui adjoindre ce dernier (ou sa négation) comme nouvel axiome sans mettre en cause sa cohérence. Et l’on peut recommencer, à l’infini. On obtient ainsi un arbre foisonnant de systèmes d’axiomes tous différents, tous cohérents, tous incomplets.
Ce résultat, le célèbre théorème d’incomplétude de Gödel, réduit donc à néant le rêve d’identifier un ensemble d’axiomes définitifs pouvant capturer toutes les mathématiques. Le groupe Bourbaki continuera le travail d’axiomatisation des Principia mathematica, mais l’idéal philosophique d’une réalité pure à découvrir doit céder la place à une approche plus humble peut-être, en tout cas moins idéaliste.
1943, Göttingen. Hilbert s’éteint, tout juste octogénaire. Tout comme Gödel qui a fui l’Europe, il aura vu à son corps défendant le régime nazi inquiéter puis chasser ses collègues juifs de l’Université, dont sa protégée Emmy Noether. Les mathématiques, à Göttingen, ne sont plus qu’un champ de ruines. Exilé aux États-Unis, Gödel travaille. Sait-il que certains de ses collègues de Princeton collaborent à un projet secret d’arme nucléaire, utilisant des outils mathématiques en partie dus à Hilbert ? Le XXe siècle a déjà perdu toute innocence depuis bien longtemps. Les rêves sont morts ou en passe de l’être. Avant la Lune, il y aura Hiroshima ; avant les spoutniks, le goulag.
2017. À ce jour, sur les vingt-trois problèmes posés par Hilbert aux mathématiciens du XXe siècle, onze ont été résolus. Le premier, appelé hypothèse du continu, ne le sera jamais, car il s’agit d’un énoncé indécidable, que l’on peut choisir ou non d’ajouter comme axiome à la théorie des nombres. Une demi-douzaine d’autres sont considérés comme presque résolus, au moins selon certaines interprétations. Cinq d‘entre eux résistent encore.
À Göttingen, la tombe de Hilbert porte toujours ces mots : « Wir müssen wissen, wir werden wissen ».
Je ne sais pour vous. Mais pour ce qui me concerne, comme Barbara sinon pour les mêmes raisons :
Mon coeur verserait une larme
Pour Göttingen, pour Göttingen…
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
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