Quand plus de deux cents titres sortent chaque jour en France, comment faire connaître les productions des maisons d’édition indépendantes qui ne disposent pas des services marketing des grands groupes ? Les entreprises spécialisées dans la diffusion des livres envoient leurs équipes présenter les nouveautés dans les librairies (lire notre article Diffuser l’indépendance). Mais dans un contexte de grande concentration dans ce secteur clé de la chaîne éditoriale, les représentant·e·s qui ont à défendre un catalogue de plus en plus fourni, disposent de peu de temps à consacrer aux livres d’auteurs et d’autrices moins connues publiés par les maisons indépendantes. Afin de faire sortir du lot les titres qu’ils ou elles défendent, les « relations libraires » établissent des relations de proximité avec leur réseau de librairies.
Nées de l’enrayement d’un monde
« Les relations libraires sont nées d’un accident. Nous n’existerions pas si tout fonctionnait bien. C’est parce qu’il y a une concentration éditoriale et une surproduction que les diffuseurs et leurs représentants n’ont plus le temps de faire émerger tous les livres de leur catalogue. », constate Christophe Grossi, professionnel freelance de ce que l’on appelle parfois la sur-diffusion mais qu’il préfère nommer relation libraires : « Je tiens beaucoup au terme de relation libraires parce que tout est lié. Relation c’est relier, lier est l’anagramme de lire et c’est parfait parce que ce que je veux c’est faire lire et relier. » Les relations libraires travaillent à rendre visibles des livres qui le sont moins du fait de la surproduction mais aussi de l’affaiblissement des modes de communication classiques. « Le développement des relations libraires est dû à la réduction de l’influence de la presse », estime Camille Paulian de l’agence littéraire Trames. « A une époque, quand vous aviez trois ou quatre articles dans une certaine presse, le libraire vendait le livre parce que les clients le lui demandaient. À la télé, à part la Grande Librairie, il n’y a plus d’émission littéraire prescriptrice. » Les nouveaux médias en ligne ont un fonctionnement différent, plus ouvert à la diversité : « la presse traditionnelle a tendance à suivre un phénomène que tous les médias vont encenser. Les médias en ligne ont une plus grande curiosité, ils agissent par petites touches, donc les effets sont dilués », remarque Marie-Anne Lacoma qui promeut tout le catalogue de deux maisons d’édition. D’autant plus que le système orienté vers la rentabilité et les profits favorise les éditeurs disposant d’un budget plus important : « Les médias traditionnels vont avoir tendance à accorder plus de place à leurs annonceurs, certains libraires vont soutenir davantage les éditeurs qui leur font des conditions commerciales privilégiées, de la même manière les influenceurs sur les réseaux sociaux commencent à monnayer leurs jeux concours ou leurs présentations d’auteurs. Il y a une dérive qui fait que les nouveaux moyens de communiquer sur les livres finissent par être de moins en moins accessibles aux petites structures. » D’où la nécessité de travailler en relation directe avec les libraires qui sont aujourd’hui des prescripteurs de premier plan. Dans ce contexte d’emballement d’un marché où l’offre est très supérieure à la demande, le métier de relations libraires, s’il n’est pas récent, est en plein développement.
Les relations libraires, alliées des équipes de diffusion
Anciens libraires ou représentant·e·s, attachées de presse, ex-responsables commerciaux, les relations libraires sont non seulement des passionné·e·s mais connaissent très bien les métiers du livre : « nous savons parler des livres, nous aimons ça et nous n’avons pas de problème avec à la fois le côté littéraire et le côté commercial. », affirme Christophe Grossi qui travaille pour six maisons indépendantes. Parfois interne aux maisons d’éditions qui en ont les moyens, les relations libraires sont souvent freelance, et agissent pour le compte de quelques éditeurs ou éditrices choisies. Il y a différentes manières d’envisager le travail des relations libraires selon qu’il s’agit de défendre ponctuellement un titre particulier, de travailler à plus long terme certains titres parmi les publications de l’année ou de soutenir l’ensemble du catalogue d’une maison, même si l’aspect relationnel est toujours premier.
Les relations libraires se distinguent des représentant·e·s qui travaillent pour les diffuseurs : « Le représentant sort de son rendez-vous en librairie avec des notés (des commandes). Moi, je ne parle jamais de piles de livres, de nombre d’exemplaires. C’est pour cela que le terme relation libraire est bon, parce qu’il s’agit de relations. Je veux faire sortir un livre du lot avec mes arguments, mais je n’ai pas comme le représentant des résultats à exposer », explique Camille Paulian. Pas d’obligation de résultats chiffrés et la disponibilité de ne promouvoir que quelques titres. Julie Bacques se souvient de sa réaction, elle qui a été libraire pendant quinze ans : « J’étais étonnée. Le relation libraire ne venait que pour un livre ! Mais il ne faisait pas que ça, il parlait de la maison d’édition, du catalogue, de l’auteur, du livre parce qu’il pensait que j’allais l’aimer, proposait une rencontre avec l’auteur à l’occasion d’une tournée. En fait, le relation libraire représente l’éditeur, il fait ce que l’éditeur ferait s’il en avait le temps. » Et Julie Bacques s’est reconvertie en… relation libraires indépendante !
À l’interface entre éditeurs, éditrices et libraires, les relations libraires cherchent à travailler en bonne entente avec les représentant·e·s des diffuseurs qu’ils ne concurrencent pas. Il s’agit de les informer pour faciliter leur travail. Selon Marie-Anne Lacoma, « il faut donner aux représentants le maximum d’éléments qui vont leur permettre de bien vendre, leur donner les bonnes clés parce que le représentant a trente secondes pour parler d’un livre au libraire. Il faut être rapide, efficace et clair. » En allant aussi sur le terrain avec elles et eux, en les accompagnant parfois dans leurs tournées, en échangeant sur tel ou tel libraire : « on ne travaille jamais mieux que quand on connaît très bien certains représentants », affirme Camille Paulian qui n’oublie pas de les inviter à participer aux événements conviviaux que Trames organise avec les libraires et les éditeurs. Que ce soit en amont pour annoncer les sorties aux libraires avant le passage du représentant, au moment de la parution ou après, les relations libraires sont interdépendant·e·s des équipes de diffusion reconnaît Christophe Grossi : « à partir du moment où un livre n’est pas bien diffusé, pas assez visible en librairie, je ne peux rien faire, ce n’est pas possible. »
Editor avec publisher
Les relations libraires, ces « travailleurs de l’ombre » qui agissent en coulisse, se montrent aujourd’hui indispensables pour des structures indépendantes qui veulent se faire une place sur les tables des librairies. « On a encore parfois l’image de l’éditeur dans sa tour d’ivoire qui passe son temps à lire puis à faire découvrir des livres, mais en réalité un éditeur indépendant qui travaille seul doit tout faire. Il a donc besoin de s’entourer surtout quand certains ont un autre métier à côté », remarque Christophe Grossi. Déléguer les tâches commerciales, soit en interne soit en ayant recours aux services d’un freelance, permet à l’éditeur ou à l’éditrice de se consacrer au travail des textes. Le développement des relations libraires pourrait être compris comme l’importation dans le champ éditorial français du distinguo anglo-saxon entre editor et publisher, l’un·e ayant une fonction purement éditoriale tandis que l’autre s’occupe de la gestion de l’entreprise, du commercial. L’éditeur ou l’éditrice plongée dans les textes, n’a pas toujours le temps de se consacrer à la promotion, ni le recul nécessaire pour juger son catalogue sous l’angle du positionnement des titres dans un réseau de librairies que connaît mieux le ou la relation libraires. S’engage alors un dialogue pour déterminer comment travailler ensemble. « C’est la chose essentielle à discuter avec l’éditeur : qu’est-ce que vous attendez de nous ? Selon les maisons, les titres et les moments, les attentes ne sont pas les mêmes », insiste Camille Paulian.
« Je lis les textes très tôt, la maison d’édition me présente le programme de l’année et, connaissant bien le catalogue et la ligne éditoriale, je vois ce qu’il m’est possible de faire et je m’engage. Il m’arrive de refuser quand je pense que c’est une erreur de publier ce livre-là à ce moment-là », précise Christophe Grossi qui défend une quarantaine de titres par an, soucieux de se constituer un catalogue cohérent. Le travail du relation libraires commence donc très en amont de la sortie des livres. « J’interviens dès la programmation des titres, explique Marie-Anne Lacoma. Pour bien vendre un livre, il faut qu’il soit désirable, que la couverture soit bien choisie, adaptée au point de vente. Le rôle de la relation libraires c’est aussi de dire à l’éditeur comment l’objet livre pourra être immédiatement identifié dans la librairie par le lecteur qui trouvera du plaisir à lire ce livre. » Le relation libraires suggère aussi d’effectuer des ajustements selon les remontées de terrain comme le fait Christophe Grossi qui se déplace beaucoup : « J’écoute ce que disent les libraires. Si quelque chose n’a pas été bien compris concernant la maison d’édition ou la ligne éditoriale, je le rapporte et l’on se réunit avec l’éditeur et les représentants pour voir comment on peut corriger le tir, comment en parler mieux. »
On voit tout l’intérêt du travail des relations libraires pour les maisons d’édition indépendantes qui veulent toucher un plus large public. Pourtant ces professionnell·e·s sont un intermédiaire supplémentaire qu’il faut rémunérer alors que les éditeurs et éditrices indépendant·e·s se battent déjà pour survivre sur des marges étrécies. Là encore, le modèle dominant impose ses cadres qui rendent bien difficile le travail des indépendant·e·s qui n’ont pas d’appuis financiers, même si des collectifs explorent d’autres moyens de se rendre visibles (lire notre article Indépendances solidaires).
Ne pas fatiguer la librairie
« Pour un petit éditeur indépendant, si le titre n’est pas défendu par les libraires, il ne marchera pas. Il faut donc obtenir que le libraire le lise », affirme Julie Bacques qui poursuit : « le libraire vendra le livre s’il en parle, s’il écrit un mot « coup de cœur », parce que ses clients lui font confiance et que c’est pour ça qu’ils aiment leur libraire indépendant, il leur parle de livres dont ils n’ont pas entendu parler ailleurs. » Mais le temps dont disposent les libraires pour découvrir des éditeurs et des titres n’est pas étirable à l’infini. « Les libraires sont attentifs aux éditeurs indépendants mais ils sont sur-sollicités. Au départ, c’était les indépendants qui soignaient la relation libraires, aujourd’hui les grands groupes se sont mis à développer la relation libraires en interne donc il y a une saturation de l’écoute demandée aux libraires », remarque Marie-Anne Lacoma. La pression est forte quand on sait que les libraires peuvent faire le succès d’un titre.
Les libraires sont des commerçants dont l’objectif est de vendre des livres, non de passer leur journée à recevoir des représentant·e·s, des éditeurs et éditrices et des relations libraires. Par manque de temps, certain·e·s montrent de la réticence quand d’autres s’épuisent. « La librairie devient une garante de la diversité éditoriale, ce qui ne devrait pas être », rappelle Marie-Anne Lacoma pour qui les relations libraires doivent se mettre à disposition : « Si les libraires ont besoin de nous, il faut les informer sans saturer. La librairie n’a pas besoin de toute cette diversité éditoriale, ce sont les éditeurs qui ont besoin de la librairie. Le libraire n’a pas à produire du contenu promotionnel, il a à créer un magasin qui soit à son image, dans lequel il met en avant les livres qu’il a envie de mettre en avant. » D’où le danger d’investir trop d’affect dans la relation avec les libraires. Les relations libraires jouent sur le fil, il faut être visibles et agir sans être pesants.
« Quand on vend de la littérature, on vend de l’émotion, c’est toujours mieux de connaître personnellement les libraires », observe Marie-Anne Lacoma. Ce qui signifie, se déplacer, sillonner le terrain pour les rencontrer, « essayer de comprendre ce qu’ils aiment et qu’ils cherchent » dit Camille Paulian qui insiste sur l’importance de bien cibler. « Quand je lis un texte, je me demande à quel libraire je vais le faire lire, à qui ça pourra plaire » confirme Christophe Grossi qui prône la relation de confiance. Car l’intérêt pour les libraires de travailler avec les relations libraires c’est d’être aidé à se repérer dans l’excès de nouveautés parmi lesquelles ils ou elles doivent choisir alors qu’il est impossible de tout lire. Les relations libraires informent et facilitent l’organisation des rencontres avec les auteurs et autrices, avec les maisons d’éditions : « L’animation est une charge en plus pour le libraire qui prend sur son temps libre, le soir, les week-end, remarque Marie-Anne Lacoma, les relations libraires doivent donc mâcher le travail avec une affiche, des éléments pour les réseaux sociaux, en organisant le déplacement des auteurs. » D’une certaine manière, les relations libraires se présentent comme une ressource pour prendre en charge une partie du travail des libraires contre la mise en avant de la maison d’édition qu’ils ou elles représentent et ses auteurs.
Élément supplémentaire de la chaîne du livre dont le besoin est né de la saturation du marché, le ou la relation libraires doit faciliter le travail des éditeurs d’un côté et des libraires de l’autre. Les relations libraires travaillent sur un autre rapport au temps que les équipes commerciales des diffuseurs, puisqu’ils ou elles ont à jongler entre différentes temporalités : promouvoir à la fois des livres qui ont déjà paru et continuent à se vendre, des livres qui viennent de paraître et préparer le terrain à ceux qui vont paraître, sans oublier le fond. Ils aiment à se penser comme les ambassadeurs des maisons d’éditions indépendantes qui leur font confiance auprès d’un réseau de libraires qu’ils connaissent bien.
Juliette Keating
Ayant rejoint peu à peu l’Atelier Tiers-Livre de François BON avec tout un tas de questions sur le rapport entre l’Atelier d’écriture et les Apprenti.e.s (?) Auteur.e.s noyé.e.s dans la production des enchaînements de la production du livre, je suis heureuse de croiser ici votre réflexion et vos « délibérés » attirent toute mon attention.
Il y a trop de livres et pas assez de gens pour lire, on devrait pourtant être heureux que la publication se démocratise et se déhiérarchise. Dans le même temps, les « intermédiaires », les prescripteurs ne cessent d’étendre leur « pouvoir », leur « savoir pour pouvoir » comme l’a écrit Charles Juliet. Et si on laissait la liberté de choisir ses lectures à tous les niveaux et en tout lieu de passage de l’écrit ? Ne pas demander le chemin, simplement aller à la rencontre de ce qui semble nous attendre « quelque part, n’importe où guidé.e.s par le hasard « . Vous voyez ça marche…
Les maisons d’édition indépendantes sont très variées comme tendent à le montrer les premiers articles de cette enquête (à lire ici: https://delibere.fr/category/livres/edition-independante/).
Des éditeurs ou éditrices souhaitent se passer des intermédiaires et cherchent à produire de plus en plus en autonomie, jusqu’à la fabrication et la diffusion. D’autres sont plus soucieux ou soucieuses de se calquer sur le modèle de production dominant.
Quoi qu’il en soit, la surproduction est le fait des grands groupes, pas des indés.
Aujourd’hui, ce qui était autrefois regardé d’un œil méfiant : la production d’un livre par son auteur ou son autrice sans maison d’édition, est mieux accepté. La diversité éditoriale est comprise comme une richesse et suscite l’intérêt du public moins enclins à acheter les titres prescrits par les publicitaires. Mais il faut se faire connaître pour que le livre circule et soit lu, là est toute la difficulté. Quant à gagner sa vie…