Pour les touristes culturels, l’île indonésienne de Bali est connue pour ses danses de drames qu’Antonin Artaud vanta sans modération dans les années 30. Pour les touristes d’un tout autre sport, Bali attire les amateurs de plongée, pour le fameux diving ou le très apprécié snorkeling avec palmes et tuba, activités lucratives pour ceux qui les organisent, le plus souvent venus d’ailleurs. Très peu pour nous : l’eau s’engouffre par le tuba, les palmes s’accrochent aux filets des pêcheurs et les poissons affolés par tant de gesticulations ont déjà pris le large. Non, ce qui frappe le plus ce sont les gestes précis des conducteurs de scooters, un moyen de locomotion indispensable et tellement utile qu’aucun Balinais ne parcourt 50 mètres sans sa bécane. Lorsque le trafic est dense en ville, traverser une rue est une prouesse. Nous avons tenté à de multiples reprises et échoué, jusqu’au jour où, ébahie comme des gamins découvrant qu’ils tiennent debout sur seulement deux jambes, nous avons compris l’astuce. Le tout est de trouver le rythme qui permet de marcher près d’un engin quitte à s’y accrocher, avant de prendre une correspondance avec le suivant et ainsi de suite, jusqu’au point final où, fière tout d’abord, nous constatons qu’un sac de course est resté de l’autre côté de la route. Il faut apprendre à faire rebrousse-poil avec le sourire qui est de mise chez tous.
À la terrasse d’un warung, bière locale à la main, on se prend au jeu, celui le plus instructif : regarder. Stupeur. Les scooters ne transportent pas un ou deux passagers mais souvent une famille entière, bien empilée, bien encastrée. Les voitures vantées pour leur capacité à contenir une fratrie sont battues à plate couture. Description : le père conduit quand ce n’est pas la mère (ici, aucune jalousie ou rapport de force pour une simple conduite), à l’avant debout un des petits se tient droit comme un I, entre les deux poignées du guidon, un bébé dort dans une sorte de hamac panier. Suivent un autre enfant un peu plus âgé puis la mère ou le père, puis deux autres enfants. Le tout dans une décontraction déconcertante. Nombre total : 6 passagers.
Ce n’est pas la seule acrobatie à saluer. Des employés du BTP transportent des barres de ferraille qui frôlent le sol mais ne le touchent jamais ou des piliers de bois avec la même dextérité. L’équilibre est parfait même si une seule main tient le guidon. Quant aux paysans, on ne les voit plus. Ils sont hommes-camion, leur visage n’est plus, ni leur scoot. Tout s’est transformé en paille, en troncs, en fleurs. Les mob savent se fondre dans la nature. Et derrière ces engins animaux et floraux, deux ragazzi balinais se fendent la poire, prenant le vent comme James Dean dans La Fureur de vivre. Et peu importe les cendriers (nids de poule) qui parsèment d’obstacles la route ! Ils foncent à 7 ans à peine, les épaules rentrées et le nez en proue.
Plus âgés, ils ajustent leurs gestes. Le rétroviseur est devenu un miroir. Ils plaquent les cheveux, les lissent, gardant souvent une petite mèche rebelle. Les adolescentes et femmes font de même. Le scoot est un présentoir, un écrin. Il faut se faire valoir en amazones, imposer des croisements de jambes éloquents. Tout un art, une fleur dans les cheveux, cela va de soi, pour maintenir l’équilibre. C’est subjuguant et drôle. Et dire qu’Antonin Artaud n’aura pas vu ça, lui qui n’accéda qu’à l’exposition coloniale de 1931 honnie par les surréalistes. Son Théâtre et son double en aurait été sans doute transformé, car il n’y a pas si loin entre les danseurs de 1931 et les scooters de 2017.
Sûr, il y a des accidents mais aucun chiffre n’est donné sur tous les sites que nous avons pu consulter. Les scooters roulent en général lentement, ce qui leur ajoute de la grâce. Et impossible d’oublier cette tong qui pend négligemment du pied d’une toute petite fille et ne tombe pas.
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