Arraché dès l’enfance à sa natale Taïga, adopté par Auguste et Alberte un couple d’ostréiculteurs rustauds sur les bords, amoureux d’une écuyère, puis d’Ali ibn-el-Fahed, le plus grand des Dompteurs, qui le mène à la Gloire, Tigrovich, tigre, prince et artiste, a connu la gloire internationale et la déchéance de l’artiste mélancolique. Ila embarqué sur le Circus où il retrouve son dompteur mystérieusement disparu. Mais il y a des pirates, une tempête, et finalement un naufrage durant lequel ils se séparent, Ali ayant lu dans les astres qu’il devait se rendre en Égypte, tandis que son tigre devait atterrir ailleurs, en un pays lointain plus à l’est. Dans ce pays, un rêve étrange l’a enjoint de prendre la route de D., ce qu’il a fait. Or, dans une belle mosquée, il est tombé sur un individu en train de faire la sieste près de la tombe du prophète Ali. Une fois réveillé, l’individu se révèle être… Auguste, le rustre ostréiculteur qui lui a servi de père sur les rivages de la France occidentale. À sa plus grande surprise, Auguste parle tigre et porte l’étoile de diamant, bijou précieux appartenant à la noble famille du tigre, les von Tigrovich. Auguste s’explique : il n’est autre qu’Augustus von Tigrovich, qu’une infâme sédition menée par le traître Tortovich a forcé à l’exil en France occidentale et à abandonner son fils, le jeune Tigrovich. Loin de son pays, il a pris l’apparence d’un rustre ostréiculteur pour échapper aux espions de Tortovich, et ne peut revenir dans son pays qu’à la faveur de chasses auxquelles il participe anonymement. Mais comment a-t-il pu adopter son fils biologique sous ce déguisement ? On va le savoir et quelques autres petites choses qui vont jeter un nouveau jour sur l’histoire du Prince Tigrovich.
Puis il continua, écrasant une larme qui commençait de couler sur sa moustache où peu à peu apparaissaient des rayures :
– Le pire, dit-il, était encore à venir. Car lors d’une nouvelle chasse en Taïga occidentale, je dus voir sous mes yeux mourir ma bien aimée, la belle Catigrovna, sans pouvoir seulement la pleurer, obligé que j’étais de cacher ma véritable nature. On vous aura dit, Prince, ou vous aurez cru, qu’elle fut tuée, la noble femme, par des chasseurs mais c’est faux. Les espions de Tortovich avaient fait le coup, les perfides, profitant de la chasse pour accomplir leur lâche forfait. Ce me fut une consolation dans mon malheur que de vous recueillir, jeune tigre fougueux, et de vous ramener en France occidentale. Hélas, à cette consolation se joignaient de nouveaux malheurs car je ne pouvais, c’eût été prendre trop de risques, vous révéler votre véritable origine, que l’on vous avait cachée pour protéger votre vie. Comme vous grandissiez et que votre nature s’exprimait, je devais l’entraver quand j’aurais voulu la libérer, vous réprimander quand j’aurais voulu vous encourager, vous bâillonner quand j’aurais voulu vous répondre, enfin vous étouffer, m’étouffant moi-même de rage impuissante. Quel pire malheur pour un père que de se cacher à son fils et de devoir endiguer le sang dont il a contribué à libérer le cours ? Quel pire malheur pour un tigre que de nier la tigritude d’un autre ? C’était pourtant mon triste sort. Mais le pire attendait encore. Car vous aimiez le cirque comme l’aimait votre oncle Raymond. Et si mon père, puis moi-même, avions chez lui encouragé ce penchant, je ne pouvais l’admettre chez un prince héritier.
– Dieu des tigres de toute bonté ! s’exclama Tigrovich, j’ai dérogé !
– Hélas oui, dit Augustus, malgré tous mes efforts pour vous tirer de cette déchéance. Mais le dieu des tigres de toute bonté vous pardonnera, car ce que vous ne pouviez donner à votre pays et à votre sang, vous le donnâtes avec noblesse et fougue à l’Art et à la Beauté. Pour moi qui ai reçu du Prince Raymond des rapports sur votre carrière et vos progrès, qui ai suivi, solitaire et éperdu mais lecteur assidu de La Gazette du Cirque (je quittais le village de P. pour la lire en des lieux où nul ne me connaissait), le récit de votre longue ascension vers la gloire, je vous pardonne et déclare que le cirque ne vous fit point déroger mais que votre art, plutôt, sut anoblir le cirque.
– Ouf, dit Tigrovich qui revenait de loin.
– Car jamais je ne vous abandonnai, même au plus fort de votre carrière artistique. Je sus même, sous des déguisements, me rapprocher de vous, sans que vous le sachiez. Ainsi, Prince, gardez-vous mémoire d’Augustus von Zemblident qui taxinoma avec élégance vos numéros les plus brillants ?
– J’en ai souvenance, dit Tigrovich.
– C’était moi, dit Augustus.
– Ciel, répondit Tigrovich.
– Et avant lui, poursuivit Augustus, avez-vous oublié, quand vous dûtes fréquenter les bancs de l’école de P., la directrice au beau chignon qui passa outre les questions que l’on se posait à votre endroit ?
– J’en garde mémoire, dit Tigrovich.
– C’était une de mes fidèles servantes, une tigresse habile à qui j’ai souvent confié maintes missions délicates.
– Mais alors, à Beyrouth, la belle dame brune… ?
– Oui, c’était encore elle, Prince, qui vous guida vers le Crédit Helvète, sis à Beyrouth, rue des Banques, mais elle avait alors, sur mes ordres, défait son chignon, pour conserver un nécessaire anonymat. Auparavant, lors de votre apothéose, ma moustache brillant dans un coin du cher public, j’étais là déjà, tigre parmi les autres. Car Patrick aussi, de la Gazette du Cirque est un tigre, Démétrios, le clown, qu’il repose en paix – Tigrovich et son père écrasèrent une larme) était un tigre également. Enfin de nombreux tigres anonymes et discrets suivirent dans l’ombre vos malheurs et bonheurs artistiques et jamais je ne vous abandonnai.
Tigrovich, n’en revenant pas, tira vite de ces révélations la leçon qui convenait :
– Le monde compte plus de tigres qu’on ne croit.
– Tout est tigre en ce monde, à qui sait voir le tigre, philosopha Auguste. Tirez-en leçon, Prince. Le monde est tigre bien souvent, mais tous ne le savent pas. Vous-même l’aviez oublié au plus fort de votre gloire artistique. Mais ne le sentiez-vous pas cependant ? N’avez-vous jamais entendu, dans le tréfonds de votre âme, l’appel d’un autre destin qui, tapi dans l’ombre, vous guettait ? N’avez-vous jamais, en votre cœur, senti le cri de la noblesse et le dégoût du cabaret ? »
– Il est vrai, dit Tigrovich, que je chutai d’un trapèze et fus mélancolique.
– Le rapport m’en parvint, dit Augustus, comme j’ai su aussi que le noble Ali, allié et ami des tigres, avait su, avant vous, déchiffrer les lignes tortueuses de la fatalité.
– Les astres, les étoiles !, comprit Tigrovich abasourdi. Et Augustus le regardant, fit briller ses yeux où brûlait la flamme de son noble sang, tandis que sur sa poitrine l’étoile d’argent étincelait.
Alors ils se turent et s’entreregardèrent. Et, n’y tenant plus, firent ce qu’ils auraient pu faire plus tôt, si Augustus n’avait raconté par le menu son histoire et si Tigrovich ne l’avait écouté tout au long. Tigrovich, éclatant en sanglots, se jeta dans les bras puissants d’Augustus qui lui-même versait de grosses larmes de tigre.
– Papa ! s’exclama Tigrovich.
– Fiston(e), répondit papa.
Enlacés ils mouillèrent leurs rayures de larmes trop longtemps retenues. Puis, se reprenant, Augustus se redressa et regardant de ses yeux de feu les yeux de feu de son rejeton, l’interpella noblement :
– Prince Tigrovich von Tigrovich , salut !
– Salut, Augustus von Tigrovich, Empereur de toutes les Taïgas, répondit le prince héritier, en s’agenouillant et en baisant sa griffe.
L’empereur von Tigrovich le releva, et selon la coutume l’embrassa sur la bouche. Puis, le fixant de ses yeux jaunes lui posa, à l’instant, à même le tapis oriental qui s’étalait sous leur pattes agiles, les questions rituelles de l’allégeance, auxquelles le Prince Tigrovich répondit avec exactitude :
– Von Tigrovich, régnerez-vous à ma suite quand le temps sera venu ?
– Je régnerai.
– Von Tigrovich, servirez-vous votre Empereur et Père en toutes circonstances, au péril de votre vie, de votre art et de votre honneur s’il le faut ?
– Je servirai.
– Von Tigrovich, serez-vous, selon le mystère des lois trinitaires de l’Empire, tigre, mâle et femelle, tout à la fois et sans partage.
– Et sans partage.
– Von Tigrovich, le jurez-vous sur la griffe et sur l’étoile ?
– Je le jure sur la griffe et sur l’étoile.
– Alors le temps est venu pour nous de regagner l’Empire, Prince de toutes les Taïgas. Des rapports favorables me sont parvenus. Tortovich est mort, l’armée m’étant redevenue loyale, après une disette de gibier. Le peuple déjà nous attend, promenant dans les forêts votre effigie et la mienne. Rentrons, Prince, et régnons. Mais, couillon, le drôle pourquoi pleurez-vous encore ?
– C’est trop de bonheur, dit Tigrovich en sanglotant.
– Allons, Prince, reprenez-vous et sachez accueillir le bonheur comme vous sûtes affronter le malheur (le Prince se redressa). Car elle n’est pas finie la liste de vos bonheurs, et quelques heureux événements vous attendent encore ici même.
Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich
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