La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Ex Machina #32: Tous dans le même sac
| 27 Juin 2023

Bien, reprit Corty, je pense qu’on peut rétablir la situation en reprenant l’essentiel de ton idée. Mais il nous faut revenir sur quelques points essentiels. En premier lieu, je reprends l’un des dessins de Sima : Dis-moi, que voit Delta juste devant elle ? Et vers sa droite ? – Ben, devant elle voit le carré rouge, et à droite… rien du tout ? – Non. Le carré rouge est à l’arrière du champ visuel, et Delta est myope, tu te souviens ? Juste devant, Delta voit une case vide ! Et à droite également. Réfléchis : ne rien voir, c’est impossible, du moins si tu es équipé d’un système visuel fonctionnel. – Mais si je ferme les yeux… – Tu vois du noir. Peut-être du rouge foncé si tu es face au soleil, et peut-être quelques éclairs dus à la rémanence rétinienne. Dans tous les cas, tu vois quelque chose ! En fait, toi tu vois même des choses là où il t’est impossible de voir, devant la papille optique de chaque œil, où débouchent ton nerf optique et le réseau circulatoire de l’œil : c’est un point aveugle, dont tu n’as normalement pas conscience. C’est moi qui m’occupe de mélanger les images de tes deux yeux pour que tu ne te balades pas avec un trou dans ton champ de vision. Encore que dans ton cas, avec ton manque de vision stéréoscopique, je galère un peu. Enfin bref : logiquement, Delta voit toujours quelque chose où que se porte son regard. – Hmmm… Ca veut dire que les percepts visuels que j’ai utilisés sont incorrects. – Tout juste. La première chose à faire, c’est de revoir un peu notre notion de ce que Delta perçoit à chaque position donnée de son champ visuel, et que je propose d’appeler un « élément visuel ». A chaque position de son champ visuel – gauche, droite ou devant –, Delta perçoit un élément visuel, qui est soit une forme colorée soit un espace vide. L’ensemble des trois éléments visuels perçus forme la perception visuelle de Delta. – Cet espace vide dont tu parles, tu le considères comme une nouvelle forme ? – Non. Le vide n’a pas de couleur. Sima ne nous a d’ailleurs pas proposé de colorier les cases de son damier. L’espace vide, c’est un percept radicalement différent d’une forme colorée, mais c’est un percept tout de même, de même que le noir quand tu fermes les yeux est radicalement différent de tes perceptions normales. – Et pour modéliser cela… – … il nous suffit de faire la différence entre « élément visuel » et « forme colorée », au lieu de confondre les deux. Un élément visuel, c’est soit une forme colorée, soit un espace vide. Or chacune des deux notions peut être représentée par un treillis. – Une forme colorée, et tout concept qui en découle, c’est un élément du treillis produit Forme x Couleur, nous le savons déjà. Mais un espace vide, comment tu représenterais ça ? – Eh bien, comme il n’y a qu’une seule sorte d’espace vide possible, on peut le représenter comme un treillis avec un seul élément, « Espace Vide ». Cet unique élément est à la fois le plus général et le plus particulier du treillis, et il se confond donc également avec « espace vide quelconque » et « espace vide impossible ». – Un treillis à un seul élément, c’est légal, ça ? – On vérifiera avec Galois, mais je ne vois pas pourquoi ça poserait un problème. Il a seulement insisté pour qu’aucun treillis ne soit vide. – Admettons, donc on a un treillis produit « Forme Colorée » et un treillis (minuscule) « Espace vide ». On en fait quoi ? – Eh bien, de même que Galois nous a proposé une opération de produit sur les treillis, je te propose de définir une opération d’addition entre treillis. Pour additionner deux treillis disjoints, on les dessine côte à côte. Ensuite on relie leurs éléments maximaux à un nouvel élément maximal global, et leurs éléments minimaux à un nouvel élément minimal global. Le résultat est bien un treillis. Regarde, dans notre cas cela donnerait ça : Je n’ai pas représenté le treillis « Forme Coloré » en entier, car avec huit couleurs et quatre formes il prendrait trop de place, mais c’est le Songe d’Everett en XXL, tu vois le principe. Tu remarqueras également que ce nouveau treillis est toujours autodual, comme ceux qui le constituent. – Je vois. Mais attends : dans la perception visuelle de Delta, chaque élément visuel est associé à une position ; one ne le voit pas ici. – C’est vrai. Pour compléter nos éléments visuels, il faut donc ajouter une composante de position à chacun, ce qui fera la différence entre un carré rouge à gauche et un carré rouge à droite. Tu vois comment faire ça ? – Oui ! Il suffit de calculer le produit entre le treillis que nous venons de créer et le treillis des positions. – Absolument. Cela nous donne un nouveau treillis qui contient des choses comme « case vide à gauche » ou « triangle en position quelconque ». L’élément maximum de ce treillis, c’est « forme colorée quelconque ou espace vide en position quelconque » ; le minimum c’est « forme colorée impossible et espace vide (à la fois !) en position impossible ». – Oui, je vois. Donc, si je résume, on a défini un treillis de concepts décrivant les éléments visuels que Delta perçoit à chaque point de son champ de vision ; en notation mathématique on pourrait écrire ça Elément Visuel = ((Forme x Couleur) + Espace Vide) x Position. Chaque élément visuel comme « triangle rouge à gauche » est un percept de ce treillis, et on y trouve aussi des concepts plus abstraits d’éléments visuels comme « espace vide en position quelconque » ou « forme rouge à droite ». Mais ce que nous cherchons à décrire, c’est un peu différent, non ? Nous voulons décrire des scènes entières vues par Delta, ainsi que les concepts plus abstraits dérivant de ces percepts. – Absolument. Nous pourrions appeler ce treillis « Visuel ». Il contiendra l’ensemble des percepts visuels possibles de Delta, ainsi que tous les concepts visuels qui peuvent y être associés. – Et comment représenter ce treillis-là ? – Eh bien, on pourrait reprendre ton idée des ensembles, mais en faisant gaffe et en y allant doucement. Intéressons-nous aux percepts visuels, en premier lieu. Avec les éléments visuels que nous venons de définir, comment représenterais-tu la perception visuelle de Delta dans la situation dessinée par Sima et que j’ai reproduite ? – « Un cercle vert à gauche, un espace vide devant, un espace vide à droite ». – Exactement. Et de fait, n’importe quel percept visuel de Delta sera représenté par trois éléments visuels concrets, un pour chacune des trois positions. Ce qui, au passage, répare déjà deux des problèmes que j’avais identifiés dans ta proposition initiale. – Comment cela ? – D’abord, tu observeras qu’à présent deux percepts visuels ne sont plus jamais comparables entre eux, au sens où tu l’avais proposé. Par exemple, « un cercle vert à gauche, un triangle rouge devant, un espace vide à droite » n’est pas un cas particulier de « un cercle vert à gauche, un espace vide devant, un espace vide à droite », parce qu’un triangle rouge n’est pas un cas particulier d’espace vide. Nous pouvons donc garder des percepts incomparables deux à deux, pour espérer travailler avec un treillis autodual comme nous le souhaitions. – C’est juste. – Par ailleurs, je t’avais fait observer que l’ensemble vide, signifiant « aucune forme colorée », était à la fois un percept et l’élément maximal de ton treillis d’ensembles. Il confondait « ne voir aucune forme » et « ne rien voir de spécial », ce qui cassait tout. Ici ce n’est plus le cas. Le percept qui correspond au fait de ne voir aucune forme colorée, c’est tout simplement « espace vide à gauche, espace vide devant, espace vide à droite » – un percept comme les autres. On verra bien comment représenter le concept « rien de spécial », ou « visuel quelconque », qui devrait être l’élément maximal de notre treillis de concepts visuels ; mais ce ne sera en tout cas pas la même chose. – Tu as raison ! – Comme c’est généralement le cas. Bien, nous avons donc établi que tout percept visuel est un ensemble d’éléments visuels, en l’occurrence un pour chaque position. Que pourrions-nous faire à présent ? – Généraliser cette idée pour définir des concepts visuels, comme, disons, « un triangle quelque part », « deux formes rouges », « un espace vide et un carré » … – Tout-à-fait. Il me paraît naturel de repartir de ton idée initiale. Je propose de dire qu’un concept visuel, donc un élément du treillis Visuel que nous cherchons, c’est de manière plus générale un ensemble d’éléments visuels. – OK. Par exemple, le concept de « voir un carré à gauche » pourrait s’exprimer par l’ensemble contenant « un carré de couleur quelconque à gauche », « un élément visuel quelconque devant », « un élément visuel quelconque à droite ». Est-ce que cela veut dire que nos concepts visuels sont toujours formés de trois éléments visuels, un pour chaque position ? – Non, ce serait trop simple. Nous devons prendre en compte des concepts tels que « voir un carré et un triangle ». Ce concept s’exprimerait en trois éléments visuels : « un carré de couleur quelconque en position quelconque », « un triangle de couleur quelconque en position quelconque », et « un élément visuel quelconque en position quelconque ». Aucune position n’est précisée, dans cet exemple. – OK. Mais, au moins, un concept visuel contient toujours trois éléments visuels ? – Même ça, ce n’est pas toujours vrai. Par exemple, « Un triangle à gauche, un objet rouge à gauche, un espace vide devant, un carré à droite », c’est un concept visuel parfaitement valide, mais il contient quatre éléments visuels. – Oui, mais ce concept est totalement redondant avec « un triangle rouge à gauche, un espace vide devant, un carré à droite ». A mon avis Delta ne fera jamais la différence entre les deux. On pourrait remplacer l’un par l’autre. Subjectivement, ce sera le même concept. – Finement observé, je te concède ce point. Mais alors que penses-tu de ceci : « Un triangle en position quelconque, un carré en position quelconque, une forme rouge en position quelconque, une forme bleue en position quelconque, un espace vide devant » ? Ce concept est parfaitement valide ; il dit qu’on voit un carré et un triangle répartis de part et d’autre du champ de vision, l’un étant rouge et l’autre bleu (mais sans préciser lequel). Or ce concept visuel contient cinq éléments visuels. – Mmm… je ne vois effectivement pas comment représenter ce concept autrement. Peut-être qu’il est trop compliqué ? On ne pourrait pas, simplement, y renoncer ? – Pas vraiment. Penses-tu que nous devrions avoir un concept visuel pour « un carré quelque part, un triangle quelque part, un espace vide devant » ? – Ben oui. Il se décrit sans problème, avec trois éléments visuels. – Très bien. De même, tu accepteras le concept « une forme rouge quelque part, une forme bleue quelque part, un espace vide devant ». – Oui, bien sûr. – Mais alors, quelle sera la conjonction de ces deux concepts ? Nous devons trouver un concept visuel le plus général possible qui spécialise les deux, et ce concept doit être unique. Le percept « triangle rouge à gauche, carré bleu à droite, espace vide devant » spécialise bien les deux, mais c’est aussi le cas de « carré rouge à gauche, triangle bleu à droite, espace vide devant » par exemple. Je ne vois donc pas d’autre candidat pour décrire ce type de situations que « un triangle, un carré, une forme rouge, une forme bleue, un espace vide devant ». Nous ne pouvons donc pas toujours nous limiter à des concepts visuels qui ne contiennent que trois éléments visuels. – Mmmm… C’est juste. – Ce qui est toujours vrai, en revanche, c’est qu’un concept visuel ne peut représenter que des groupes ou propriétés de percepts où il y a trois percepts d’éléments visuels exactement. Delta ne pourra jamais concevoir une situation visuelle dans laquelle il y ait deux éléments visuels concrets, ou quatre. – Je peux pourtant bien imaginer une quatrième dimension ! – Oui, mais intellectuellement. Tu ne peux pas la visualiser, parce que moi, en tant que pur cortex visuel, je ne peux pas la concevoir. Si j’y arrive quand même, c’est que j’exploite régulièrement tes capacités intellectuelles supérieures pendant leur temps d’inactivité, lequel est d’ailleurs regrettablement élevé, si je puis me permettre. – Tu ne peux pas. – Quoi qu’il en soit, nous pouvons éliminer de nos concepts visuels tout ce qui échapperait à cette règle : exactement trois éléments visuels concrets sont décrits. Par exemple, on ne peut pas admettre « un carré en position quelconque, un triangle en position quelconque, un cercle en position quelconque, une étoile en position quelconque ». C’est un ensemble d’éléments visuels, mais ce n’est pas un concept visuel car il impose quatre éléments visuels concrets différents. – Attends… C’est vrai, mais puisque nous disposons de tous les concepts du treillis d’éléments visuels que nous avons défini, il me semble que nous pourrions définir un concept valide très proche de celui-ci. Ce que dit ton ensemble, c’est qu’on voit quatre formes différentes ; il y en a forcément au moins deux qui occupent la même position, ce qui correspondrait à une forme impossible à cet endroit. Les deux formes restantes occuperaient les autres positions. Donc on pourrait dire « Un objet impossible en position quelconque, un objet quelconque en position quelconque, un objet quelconque en position quelconque », ce qui décrit bien trois éléments visuels. Ah zut, ça ne marche pas : il faudrait mettre deux fois le même élément visuel dans le même ensemble ! – Mince, tu as raison. Pourtant ton idée est bonne. En plus, si nous voulons que Delta apprenne à compter, il faudra bien des concepts de ce genre ! Par exemple, « deux formes », cela correspondrait à « Une forme en position quelconque, une forme en position quelconque, un espace vide en position quelconque ». Là aussi nous aurons besoin de répéter un des éléments visuels. – Attends, on peut s’en sortir. Au lieu d’utiliser un ensemble, on n’a qu’à utiliser un multi-ensemble ! – Mais oui ! Ce qu’on appelle aussi un sac. C’est comme un ensemble, sauf qu’on peut ajouter plusieurs fois le même élément. Leur manipulation est un peu plus délicate mais ça conviendrait bien. – Si nous voulons un treillis fini, il faut en revanche s’assurer de n’accepter qu’un nombre fini de ces sacs. On ne peut pas accepter, disons, un sac qui contienne cent fois « un triangle rouge en position quelconque ». Il n’y a pas assez de positions pour y placer cent objets, et il n’y a aucun intérêt non plus à répéter un élément visuel plusieurs fois s’il décrit toujours le même objet. – Parfaitement, et c’est cohérent avec le faut que Delta ne pourra compter que jusqu’à trois, au moins visuellement. En n’acceptant que des concepts visuels qui spécifient exactement trois éléments visuels concrets, on devrait bien obtenir un nombre fini de concepts. – On avance ! Mais il faudrait vérifier que nous sommes bien en train de fabriquer un treillis. Pour commencer, quels en seraient les éléments minimal et maximal ? – Hmmm… C’est intéressant, je vois deux candidats pour le rôle de concept visuel le plus général. Il y a « élément visuel quelconque à gauche », « élément visuel quelconque devant », « élément visuel quelconque à droite ». Mais il y a aussi : « Elément visuel quelconque en position quelconque » répété trois fois ! Comme les positions « gauche », « devant » et « droite » sont moins générales que « position quelconque », je suppose qu’on pourrait dire que ce deuxième concept est le plus général de tous, mais il est complètement redondant avec le premier. Tu aurais aussi « élément visuel quelconque à gauche » plus « élément visuel quelconque en position quelconque » répété deux fois. C’est tout aussi redondant. Nous avons trop de concepts. Il faut simplifier tout ça. – Dans le cas où il y a trois éléments visuels, on pourrait déjà dire que si la position de deux d’entre eux est précisée, celle du troisième s’en déduit ; donc autant la préciser aussi. On élimine les trucs du genre « un triangle à gauche, un carré à droite, un espace vide en position quelconque ». En revanche, on peut toujours avoir « un triangle à gauche, un carré à droite, un espace vide devant, une forme rouge en position quelconque ». – Très bien. J’ai une autre idée pour ce cas : si les trois éléments visuels sont identiques à la position près, ça ne sert à rien de préciser leurs positions puisqu’ils sont indiscernables. Donc on élimine les concepts du genre « un triangle à gauche, un triangle à droite, un triangle devant », ou « un triangle à gauche, un triangle en position quelconque, un triangle en position quelconque ». Le seul concept de ce type sera « un triangle en position quelconque » répété trois fois. De ce fait, notre concept minimal sera bien « un élément visuel quelconque en position quelconque » répété trois fois. À l’inverse, le concept le plus spécifique serait « Elément visuel impossible en position impossible », répété trois fois. C’est le dual du précédent, où l’on remplace tous les « quelconque » par des « impossible ». – Je ne suis pas très clair, en revanche, quant aux règles permettant de calculer la conjonction ou la disjonction de deux concepts visuels. Je ne vois rien d’évident. – Moi non plus. Rien de tout ça n’est très formel, d’ailleurs. On tient quelque chose, mais les détails mathématiques ont l’air pénible, si tu veux mon avis. Corty et moi nous regardâmes – métaphoriquement, s’entend. La même idée nous vint à tous les deux. – Galois n’aura qu’à s’en occuper. – Galois. Oui, absolument. – Quand il reviendra de sa partie de polo transfini. – Exactement. On ne va quand même pas lui mâcher tout le boulot. – Parfait. On en était où de la série Netflix?

(à suivre)

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