L’amour et le manque d’amour : vaste débat situé au cœur de la création artistique. Ce Bentô sera consacré à quatre œuvres d’actualité qui chacune à sa façon envisagent la question : Princesse Vieille Reine, ensemble de textes écrits par Pascal Quignard pour la comédienne et metteure en scène Marie Vialle ; Démons, une pièce de Lars Norén montée deux fois en cette rentrée, au Théâtre du Rond-Point et au Théâtre de Belleville ; Much loved, de Nabil Ayouch, et Fou d’amour, de Philippe Ramos, deux films sortis sur les écrans cette semaine.
Démons est une pièce complexe, mettant en scène deux couples fort dissemblables, voisins d’immeuble. Celui qui ouvre la représentation est un couple qui se déchire depuis plusieurs années, n’arrivant pas à se séparer, allant de crise en crise. L’autre couple, plus jeune, a deux enfants en bas-âge. La femme se sent prisonnière de sa condition de mère, tandis que l’homme jette toutes ses forces dans son travail, pour subvenir aux besoins du ménage. Ce qui est au cœur de ce texte subtil et cruel de Lars Norén, c’est la question du désir de l’autre, confronté à la dureté de la vie quotidienne. Comment être ensemble ? Comment ne pas être ensemble ? Le quatuor de personnages est enfermé dans cette double interrogation, cette équation impossible à résoudre. Il s’agit, jour après jour, de gagner du temps, de tenir encore un peu, et c’est ce qu’a compris le couple installé, se servant du sang neuf et du mal-être du jeune couple pour durer encore un peu. Cela, c’est que j’avais compris, ressenti, dans la mise que Thomas Ostermeier avait livrée de cette pièce du dramaturge suédois, avec son acteur fétiche, Lars Eidinger, dans le rôle du mari manipulateur. Au Théâtre du Rond-Point, malgré une distribution étincelante, Marcial Di Fonzo Bo reste à la surface du texte et livre un spectacle qui s’apparente à une pièce de boulevard teintée de noir. Dommage.
Cette question de l’amour à nourrir au jour le jour, on la retrouve dans le nouveau film de Philippe Ramos, Fou d’amour, même s’il s’agit ici d’un amour masturbatoire, le personnage central du film étant un curé qui se sert de ses ouailles pour satisfaire ses pulsions sexuelles (très grandes), et qui sombrera dans la folie meurtrière quand une toute jeune femme deviendra une entrave à sa jouissance. Ici, le sang neuf va couler, beaucoup, dans un final que le cinéaste, hélas, n’arrive pas à mettre en scène, se contentant de la voix-off du curé, dont la scène d’ouverture nous montre l’exécution, la tête tranchée étant la narratrice de ce récit qui débute sur un ton de comédie mais qui échoue au moment de la bascule dramaturgique à trouver sa note tragique. Dommage.
Amour, toujours, et même trop, avec Nabil Ayouch et Much loved, un film présenté lors de la dernière Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, et frappé d’interdiction dans son pays, le Maroc. Cette bandes de filles de Marrakech, que le cinéaste suit pendant quelques jours, ce sont des prostituées, dans un pays qui n’aime pas voir ce genre de réalité affichée, d’où la colère des censeurs et les menaces de mort qui pèsent sur le cinéaste et ses interprètes. On ne peut que défendre, sur le fond, la liberté de création de l’artiste (comme une loi doit l’affirmer au Parlement français cette semaine). Pour autant, il nous sera permis de parler ici de la forme et de noter les faiblesses du scénario, qui dépeint toute la laideur de ces soirées privées dans lesquelles émirs saoudiens ou européens se repaissent de l’avilissement des femmes dont ils paient les services pour mieux pouvoir les insulter et en abuser. Le film a donc ce mérite très grand de peindre sans fard toute l’ignominie à l’œuvre dans ces nuits glauques. Là où le film pêche, c’est dans le contre-champ. Le quotidien de ces femmes, leurs problèmes de famille, leur envie d’exil, leurs rêves inaccessibles, ressemblent à une accumulation de clichés, et même si l’on sait bien que le cliché dit quelque chose du réel, le travail de mise en scène n’arrive pas à dépasser une poésie un peu mièvre, où un travail d’ambiance visuelle est secouru par une musique qui semble là pour pallier le manque de confiance du réalisateur dans les plans qu’il propose. Le dernier plan du film ne dissipe rien de cette faiblesse et vient au contraire la renforcer. Dommage.
D’amour, il y a longtemps que Pascal Quignard aime à parler, englobant dans le même geste l’amour physique et l’amour comme sentiment. C’est ainsi qu’il a écrit cinq contes pour Marie Vialle, seule en scène pendant une heure. Ce spectacle, qui pourrait n’avoir l’air que d’une petite chose, je le tiens pour un grand moment de célébration de la langue et du théâtre, grâce à la performance d’apparence très fluide de son interprète, alors même que l’œil averti verra aussi l’infinie précision de son jeu, du moindre de ses gestes, de la moindre de ses inflexions.
D’amour, donc, il est question, à différents âges de la vie, de la Princesse à la Vieille Reine. Ce faisant, Pascal Quignard ouvre le menu des différents sentiments amoureux, comme une vaste carte de Tendre et de moins tendre, de la passion au sentiment de trahison, du chagrin à la colère. C’est à un voyage au pays de l’amour – amour physique compris – que nous invite ce spectacle, et l’on a envie de s’y perdre, encore et encore, tant les échos qui surgissent du texte émeuvent chacune et chacun de ses spectateurs. L’amour, dans sa belle, tragique et grande complexité. Enfin !
Arnaud Laporte
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