Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.
On habite le XVIIIe et ses rues cosmopolites
Ici c’est Paris Nord, où faut pas être claustro
Du métro aérien à la Porte de la Chapelle
Tu passes de l’Inde à l’Afrique, c’est la magie de Paris XVIIIe…
Depuis vingt ans que j’habite à Marcadet-Poissonniers, il est un work in progress dont je ne me lasse pas de contempler les mues : les 300 mètres du mur graffé de la rue Ordener, le plus grand peint à la bombe en Europe paraît-il. Chaque fois que mes pas m’y poussent, je prends le temps de repérer sa vie de palimpseste – de ces pages parcheminées de grimoires que les moines-scribes du Moyen Âge recouvraient de chaux pour y copier de nouveaux textes : ce qui est resté, ce qui a disparu… La fresque est si mythique qu’elle a orné un recueil de référence sur toute cette pratique ; qu’à deux pâtés de maison de là, à la frontière avec le XIXe, elle a suscité le mur Rosa Park, récemment ouvert au street art militant face au 104 (cette grande halle transformée en complexe culturel sous le couvert de laquelle viennent s’entraîner… les danseurs de la nouvelle génération hip hop) ; et qu’enfin, elle a sans doute inspiré l’installation, deux pâtés plus loin encore, de l’Aérosol, cette friche géante qui abrite un nouveau “tiers-lieu” dédié au graffiti, et dont raffolent tant les hipsters en mal de bad boy credibility et de safari dans les barbaries de la capitale…
À mesure que j’en remonte le trottoir, c’est toute l’histoire du hip hop français – l’un des plus riches, populaires et complexes mouvements de notre pays depuis 30 ans, quoi qu’en disent les vieux cons restés coincés il y a un siècle – qui semble dérouler sous mes pieds, tant il partage son destin avec le XVIIIe.
Car tout commence avec un mythe originel qui sonne comme une cosmogonie : l’année 86 passée sur le terrain vague dit “de la Chapelle / Stalingrad”, non loin de ce mur. Alors que cette culture urbaine importée des États-Unis commence à coloniser la France (TF1 diffuse même en 1984 l’émission culte H.I.P.H.O.P. animée par Sidney, la première du monde consacrée au genre), Ash des BBC, un des plus importants crews de graffeurs de l’époque, repère ce morceau de ville tout en herbes folles et en chaos pierreux, un no-man’s-land redevenu sauvage et vierge, bien visible du métro aérien de la ligne 2. Avant qu’un nouveau commissaire ne mette fin à la parenthèse enchantée, le spot sert de creuset aux bataillons de jeunes qui y font leurs premières armes. Graffeurs, danseurs et chanteurs convergent aux jam-sessions du tout aussi mythique DJ Dee Nasty, pionnier du rap en France et en radio, telles qu’évoquées par le Kool Shen de NTM dans Tout n’est pas si facile (à 1’45).
C’est le début d’une longue aventure commune entre cette culture et le quartier, fort bien narrée par Jean Morel sur Radio Nova . La liste est longue de ceux qui ont fait le Mouvement depuis le 1-8, et dont les clips recomposent un tableau du paysage urbain local : les pères fondateurs d’Assassins, Doc Gynéco quand il était à son meilleur, le latino Roca et sa Cliqua, et jusqu’à un des seuls groupes féminins, les trois filles d’Enigmatik, basé sur la Goutte d’Or… Et si mes semelles me portent du côté de Pigalle, le long des boulevards où pullulent sex shops et échoppes touristiques, je passe devant ces salles de concert qui l’ont vu émerger et se perpétuer, l’Élysée-Montmartre au premier chef.
Lors du Festival Common 18’ organisé au Bar Commun, au-dessus de Marcadet-Poissonniers justement, le rappeur/grapheur Koma (ici un peu plus jeune), vétéran gouailleur sous sa casquette de titi reubeu, nous racontait ainsi comment, profitant de la compréhension des autorités, ils avaient ouvert ce fameux mur de la rue Ordener, pour ne jamais le refermer… Et au milieu de femmes fatales et d’icônes post-coloniales, je retrouve toujours sur sa brique le petit fantôme emblématique du collectif que Koma porte depuis plus de 20 ans, un collectif devenu repère tant chacun de ses membres fait désormais figure de grand frère du rap made in XVIIIe : la Scred Connexion (Fab, Haroun, Mokless, Morad…). Très impliquée dans le monde associatif local, la bande a son Scred Festival, sa Scred TV et sa Scred Boutique, plantée à deux pas du boulevard Barbès. Au soir de la Fête de la musique cette année encore, je suis resté là l’essentiel du temps, à écouter les MCs qui défilaient à l’Open Mic installé sur le trottoir, pour balancer leurs flows old school sur des beats tout aussi vintage. Des lyrics encore rageurs, à l’heure où le nouveau son trap post-PNL, dépressif et blasé plutôt que combattif et engagé, décourage bien des cheveux gris de mon espèce d’écouter les raps actuels.
Car dans ce nouveau monde hip hop où pose gangsta, hystérie festive et cynisme désenchanté se partagent le gâteau, le XVIIIe fait figure de citadelle du rap “à l’ancienne”, sans doute pour les mêmes raisons qui ont vu le mouvement naître ici.
Écoutons le surdoué Hugo TSR nous conter la chronique du boulevard de la Chapelle où il vit, côté Marx Dormoy, depuis sa Fenêtre sur Rue, version nocturne hardcore du classique Dans ma rue, quand il y a plus de 20 ans, le Doc Gynéco célébrait ce beau bordel cosmopolite où se mélangent kasher et hallal.
Écoutons le graffeur/rappeur C Sen, orfèvre hip hop que je compte parmi mes préférés, nous portraiturer ce territoire de bitume par les déchets qui s’y accumulent.
Écoutons ci-dessus ce dernier encore, mêlant sa voix à celle de Koma et du jeune Georgio pour composer un hymne à leur quartier.
Écoutons enfin Flynt, maître d’oeuvre de la compilation de référence Explicit Dixhuit, clamer comment il cherche la lumière parmi tant de ténèbres, dans le titre-manifeste J’éclaire ma ville.
Tout le paradoxe de la zone est là, dont nous avons essayé de témoigner ici : une misère d’enfer, parfois le plus glauque des ghettos, bavures policières comprises ; et les mots pour y répondre, les énergies créatives et solidaires que fédère une telle Cité radieuse. Ainsi, des intellectuels et artistes du quartier dont l’ami Sébastien faisait généalogie tantôt – la communarde Louise Michel ou le chansonnier Aristide Bruant entre autre anarchistes, Zola lui-même y narrant la pauvre vie souillée de Gervaise… –, ce sont eux les héritiers, ces rappeurs qui s’en revendiquent nommément et citent volontiers les Grands Anciens.
Gageons que MC Émile, king du naturalisme X-I-X, n’aurait pas désavoué ces Assommoirs hip hop.
Thomas Gayrard
(No-)go zone
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