La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Lilliehöökbreen
| 07 Déc 2024

Le glacier comme le fjord dont il sera question ici portent le nom de Gustaf Bertil Lilliehöök (1836-1899) un capitaine de marine suédois au long cours en expédition au Spitzberg en 1861.

© Arnaud Hédouin

Au Lilliehöökbreen, une flottille de Zodiacs en excursion. À mesure que les coquilles de plastique progressent lentement le long du gigantesque front de glace, large de plusieurs kilomètres, haut de plusieurs dizaines de mètres, long aussi, très long, si long qu’on n’en discerne pas l’origine, des émotions et des pensées relativement communes, pour ne pas dire carrément triviales, nous traversent l’esprit sans qu’on ne leur ait rien demandé. Des idées pouvant naître des sensations, alors, forcément, des grandes sensations naissent aussi des idées, même si pas nécessairement les plus élevées…

En Zodiac, sous le glacier de Lilliehöökbreen, emmitouflés dans l’équipement polaire devant nous protéger du froid, empêtrés et ridicules avec notre gilet de sauvetage passé par dessus l’anorak, on se sent tellement petit devant la nature spectaculaire du Spitzberg… Elle est à la fois grandiose et hostile. Notre minusculité, notre fragilité, notre connerie aussi, nous sont révélées à cet instant précis; et elles sont proportionnelles à la magnificence inhumaine du glacier Lilliehöökbreen étalée brutalement devant nous en une infinité de tons gris et bleutés; la définition même du sublime selon Edmund Burke (A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful, 1757) dont on expérimente ici la justesse de vue.

Encore photo mézigue juillet 2024

© Arnaud Hédouin

Et puis on entend des craquements dans la glace, des détonations qui nous font tous sursauter. C’est le glacier qui vêle. Inexorablement, sous la pression de la terrible masse accumulée derrière lui, des pans entiers du front de glace se rompent pour se précipiter à la mer, et lorsqu’on tourne la tête assez vite pour découvrir l’origine du grondement, on a encore le temps avec effroi d’en apercevoir les retombées : les derniers blocs qui chutent et disparaissent dans les eaux grises ; les remous qui signalent le danger qu’il y aurait à vouloir trop s’approcher; puis l’apparition des icebergs, désormais libres de dériver, emportés par des courants invisibles, pour couler les navires imprudemment placés sur leur trajet. À nouveau, ces trop vives impressions que nous impose la sublimité de la Nature vont fixer en notre esprit des idées dont nous ne pouvons que subir la violence (où l’on retrouve ici la mécanique sensorielle de formation de l’entendement selon John Locke, An Essay Concerning Human Understanding, 1690): « Merde! J’ai encore raté ma photo! », « Lorsque la glace s’écroule et que personne n’est là pour l’entendre, fait-elle quand même du bruit? » ou « C’était mieux en Patagonie ».

On affirme que le vêlage est aussi ancien que l’existence des glaciers, que c’est un processus naturel du cycle de l’eau, et qu’entre le moment où la neige se dépose au sommet de la calotte, puis se comprime en glace, et le moment où elle se libère en vêlant au bas de la langue glaciaire, des milliers d’années peuvent s’être écoulés. Car n’est pas mort ce qui à jamais flue, et dans d’étranges éons même la glace peut vêler. Le lent et immuable parcours de la glace, des plus hautes sommités jusqu’à ses noces avec la mer, érode continûment les montagnes encaissantes, rien ne semble pouvoir résister à la puissance de l’ablation, mais on raconte pourtant dans notre Zodiac que le glacier Lilliehöökbreen a fortement reculé depuis le milieu du XIXe siècle, et que ce géant qui nous surplombe, et paraît toujours aussi invincible, est en réalité cruellement malade de l’homme et de son industrieuse activité, à l’instar de tous les autres glaciers du Spitzberg. Ses formes abruptes, son volume toujours inconcevable à l’esprit humain, ses grondements, comme ses variations de couleurs, se déclinent désormais sous le régime de l’amoindrissement, et ça s’accélère. Il faut vraiment le voir pour le croire, ou, plutôt, pour le faire parvenir jusqu’à notre entendement: « Esse est percipi aut percipere » comme aimait à le dire George Berkeley (A Treatise Concerning the Principles of Human Knowledge, 1710). Quelques mots savants pour se la péter, le rappel, surtout, de mesures scientifiques relevées depuis un siècle, ont donc suffi pour que le tragique se soit substitué au sublime, et pour que la moraine, visible ici et là, ne nous apparaisse plus désormais comme le cri de détresse de Lilliehöökbreen.

Évolution du glacier de Lilliehöökbreen en 100 ans. Montage photo : Fondation Prince Albert II de Monaco

Évolution du glacier de Lilliehöökbreen en 100 ans. Montage photo : Fondation Prince Albert II de Monaco

Sauf que là on ne voit rien d’autre que de la glace et de l’eau à perte de vue, rien qui ne puisse soutenir longtemps l’enchantement, et puis il fait rudement froid. Les impressions, les idées dérivées, comme cette mauvaise conscience, sont donc fugaces. Elles durent un temps. Quand l’excursion s’achève, lorsqu’on finit par regagner notre navire, on retire au plus vite son équipement, puis la plupart d’entre nous se demande s’il est encore le temps de monter jusqu’au pont supérieur pour profiter du goûter servi dans le salon Explorer jusqu’à 17h. Quand le glacier montre la lune, l’idiot choisit son parfum…

© Arnaud Hédouin

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