La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Eugène Atget en zones libres
| 26 Juin 2025

Le livre de Yannick Le Marec, Eugène Atget, la photographie des hommes libres est enfin publié par les éditions LOCO et  l’envie de le faire partager s’impose à moi. Pour un jeune photographe en 1970, les livres de photographies se trouvaient peu facilement à Paris, seule La Hune importait ceux qui se publiaient à l’étranger.

Atget a été très tôt un de mes photographes préférés et le premier livre que j’ai pu m’acheter -cher- d’occasion fut Paris du temps perdu. Un beau livre qui s’ouvrait sur un portrait de Proust et un des portraits d’Atget, de profil, deux photographies non créditées par l’éditeur suisse Edita en 1963. Je n’avais pas les moyens d’acquérir le livre ATGET photographe de Paris des éditions Jonquières, paru en 1930. Ce livre était à cette époque la référence sur le travail d’Atget, publié trois ans après son décès à Paris le 4 août 1927.

Autoportrait d'Eugène Atget

Autoportrait d’Eugène Atget

Depuis 1967, je fréquentais le club « des 30×40 » qu’un homme très dynamique et cultivé, Roger Doloy présidait. C’était devenu un lieu de rencontre particulièrement animé pendant et après mai 68. Bien entendu Eugène Atget n’avait pas pu faire partie des invités aux soirées du club mais un jeune imprimeur, Pierre Jean Balbo nous parla du long travail d’enquête qu’un vieux monsieur, Jean Leroy, menait depuis de longues années pour mieux connaître la vie de ce photographe dont la notoriété avait été trop oubliée en France alors qu’Eugène Atget était une star que le MOMA de NewYork exposait en 1970 (affiche sur un de mes murs) sous la direction de son conservateur, John Szarkowski. Romeo Martinez, rédacteur en chef de la revue Camera avait déjà publié un article de Jean Leroy qui rendait compte de son enquête sur Atget.

Affiche du MOMA: Atget 1970

En1975 Pierre-Jean Balbo publia l’enquête définitive, ATGET magicien du vieux Paris. Il en fit une réédition augmentée début 1992. C’est Jean Leroy qui a permis d’établir avec certitude la date de naissance d’Eugène Atget à Libourne le 12 février 1857. Cette biographie fait autorité et j’ai cru longtemps que Leroy était le seul homme vivant parmi mes connaissances à avoir croisé Atget. Un jour de 1990 j’avais installé mon lourd trépied portant la chambre 4x5inches face au pont Neuf et aux deux immeubles de l’époque Henri IV qu’Éric Hazan m’avait demandé de photographier (livre Demeures Parisiennes sous Henri IV et Louis XIII- Jean-Pierre Babelon- ed Hazan). J’occupais un large bout du trottoir sur le quai de Conti lorsqu’un très vieux monsieur s’approcha de moi et m’adressa la parole ; c’était Jean Leroy qui me parla d’Atget ce jour là, compara mon installation à ce qu’avait dû être celle d’Atget. Moment d’émotion de parler avec l’homme qui avait croisé Atget pendant que je m’évertuais à photographier ce Paris qui n’était pas celui que préférait Eugène.

D’Eugène Atget il ne reste que très peu d’écrits . Des lettres dont celle à Paul Léon, le directeur des Beaux-Arts à qui il rappelait qu’il avait recueilli pendant plus de vingt ans des clichés photographiques, format 18x24cm, documents artistiques… Il ajoutait qu’il possédait ainsi tout le vieux Paris.

Eugène Atget par Berenice Abott en 1926

Eugène Atget par Berenice Abott en 1926

À sa mort, la photographe américaine Berenice Abott, qui avait trouvé porte close pour cause de décès le jour où elle lui apportait les deux tirages de son portrait qu’elle avait photographié quelques jours auparavant, s’enquit du sort de l’œuvre de ce voisin de Man Ray -dont elle était l’assistante- rue Campagne Première. Avec l’aide du jeune galeriste Julien Levy, Berenice Abott réussit à acheter à l’héritier d’Atget, Valentin Compagnon, l’ensemble des plaques de verre et des tirages qui restaient rue Campagne Première et emporta le tout aux États-Unis.

Ce fonds de Berenice Abott fut racheté plus tard par le Musée d’Art Moderne de NewYork sous la houlette de son conservateur -et aussi photographe-John Szarkowski. Atget doit sa gloire posthume à l’Amérique, les institutions françaises à qui il avait vendu ses « documents » attendirent les années 70 pour réaliser l’importance de ce que leurs réserves recélaient.

En 1981 le MOMA publiait le premier volume de l’étude qu’avait réalisée l’historienne Maria Morris Hambourg, un travail de référence suivi en 1992 par une thèse de Molly Nesbit prenant pour thème “sept albums d’Atget“. La librairie La Hune avait distribué l’édition anglaise du livre du Moma publiée par Gordon Fraser, j’avais réussi à me le procurer. Suivirent trois volumes, donnant pour la première fois accès à l’ensemble de l’œuvre sauvée par Berenice Abott avec une qualité de reproduction que l’on n’avait encore jamais vue en Europe.

Il est certain que l’évènement de cette parution par John Szarkowski et Maria Morris Hambourg titilla la susceptibilité des historiens de par chez nous. La Caisse des monuments historiques se souvenant qu’Atget lui avait vendu une partie de ses plaques de verre fit réaliser une édition de tirages modernes d’un choix de photographies d’Atget sorti de son fonds. Dix portfolios de cinq tirages classés par thèmes, à la manière d’Atget, le tout tiré en 100 exemplaires. J’avais réussi à me procurer sept portfolios de ces tirages qui malheureusement sont très contrastés et manquent de la subtilité des tirages originaux. Il a fallu attendre le catalogue de l’exposition conjointe ATGET, voir Paris au Musée Carnavalet et à la Fondation Henri Cartier-Bresson pour trouver enfin la meilleure impression des photographies d’Atget après celle des quatre volumes du MOMA.

Les silences d’Atget

Pendant que Yannick Le Marec annonçait la préparation de son livre sur son blog, je lisais l’anthologie de textes sur Atget rassemblés par l’historienne Luce Lebart, Les silences d’Atget (éditions Textuel). Livre très composé, donnant la parole tantôt aux poètes, écrivains, journalistes, tantôt aux photographes inspirés par Atget, tantôt aux marchands, conservateurs ou historiens. Dans ce livre la préoccupation essentielle qui réunit les historiens est d’établir si Atget est un artiste, un auteur ou un simple documentariste. J’en préfère la conclusion d’Olivier Lugon: « Atget n’a jamais été un artiste et il est un artiste – et dans ce mouvement même, il a contribué comme peu d’autres à modifier ce que recouvre ce mot. »

Brassaï: Les Halles au petit matin (1932)

Dans ces Silences d’Atget il m’apparaît que seuls les photographes comprennent ce qu’est un photographe, ils vivent leur réflexion. J’apprends par cette lecture que Brassaï a rencontré une fois Atget en 1925 chez le marchand de tableau Zborovski, alors que lui n’était pas encore photographe. Je m’émeus en contemplant le tirage que Brassaï m’a offert à Noël 1978 d’une travailleuse des Halles endormie au petit matin en imaginant que Brassaï s’est inspiré d’Atget ce jour là. Je veux croire que mon choix s’est porté ce jour là vers cette image plutôt que d’une photo de Paris de Nuit plus emblématique du travail de Brassaï.

Mise en abyme

Les silences d’Atget font que la vie d’Atget n’est qu’énigme et que ses photographies ne sont qu’autant d’indices pour percer le silence, des photographies pour le faire parler. Dans son blog, “Par mots et par images “ Yannick Le Marec avait déjà tenté de faire parler deux photographies du Pont Neuf prises en 1911 – la légende de la main d’Atget est écrite au bas de chaque épreuve. En voici un extrait qui donne l’idée de la méthode Le Marec :

« En cet été 1911 (ou 1908), Atget a passé la cinquantaine. Avec une pointe de nostalgie – je l’imagine – il photographie un peintre, un homme élégant, en veston, chemise blanche, souliers noirs, chapeau blanc, devant son chevalet, la main gauche serrant palette et pinceaux accessoires. Vrai, cet homme a réussi quelque part. Atget se tient trois pas en arrière. Lui aussi a installé son trépied et, par-dessus, sa belle chambre en bois. Est-il conscient de cette mise en abyme ? Plus que des outils, c’est de sa vie dont il est question. Et peut-être aussi de l’histoire de la photographie, de la vieille querelle entre pictorialisme et documentarisme. Certainement, Atget n’en a cure. Néanmoins, les faits sont là, le peintre mélange ses couleurs, tortille les formes, brouille les contours, empâte, efface, reprend, modèle, gratte, change tout s’il le désire. Le photographe n’imite pas la peinture, il est plus direct. Il ne touche à rien. Il saisit. Et Atget a choisi son point de vue. Évidemment qu’il s’agit du Pont-Neuf. Que voulez-vous d’autre ? Il a désormais terminé ses réglages. Il insère le châssis contenant une plaque de verre dans la chambre. Il attend peut-être un bref instant le geste arrêté du peintre. Mais non vous dis-je, il photographie le pont. C’est fait. Tout à l’heure, il rentrera chez lui et développera son négatif. Puis, sur son balcon, au cinquième étage du 17 bis, rue Campagne-Première, presque en face d’une cité pour artistes qu’il aurait pu choisir d’habiter, à la lumière vive de ce bel été, il posera sa plaque directement sur le papier afin de l’insoler. Assez content de lui, de son travail du jour, il chantera à tue-tête un air d’opéra, en souvenir du temps où il était second baryton au théâtre d’Amiens, au grand dam de Mademoiselle Jeanne, sa voisine du sixième qui ne le supporte plus. »

Photographie: Eugène Atget, L'écluse au Pont Neuf

Eugène Atget, L’écluse au Pont Neuf

Sans doute Mademoiselle Jeanne n’a pas connu l’Atget de ses silences mais il est établi d’après les témoignages rapportés par Jean Leroy qu’Atget pouvait effectivement chanter à tue-tête des airs d’opéra.

Ce texte me donne aussi l’occasion de me demander pourquoi on ne cherche pas à mieux connaître toute la vie qui s’insère entre les moments de la prise de vue ou du travail de création. Puisqu’il a passé toute sa vie de photographe auprès de Valentine, que le décès de celle-ci un an avant lui l’a très affecté, j’aimerais que l’on puisse mieux connaître ce quotidien qu’on nomme silence.

Sur la zone

Yannick Le Marec a construit son livre sur l’étude de deux albums vendus par Atget, l’un au Musée Carnavalet, l’autre à la Bibliothèque Nationale sur les photographies qu’il a réalisées sur la « zone » à la périphérie de Paris. Les zoniers ou les chiffonniers constituent la population qui intéresse Atget, le livre de Le Marec le démontre après une enquête minutieuse sur le terrain. S’imprégner des lieux, approfondir sa connaissance de la vie des zoniers, retracer la vie des cités chiffonnières de l’époque pour faire parler les photographies. Contrairement à l’affirmation si souvent écrite que le photographe travaillait tôt le matin pour éviter trop de présence humaine sur les photographies, les poses longues les restituant floues ou fantomatiques, Le Marec s’attache aux personnes sur ces photographies de la zone. Comme si Atget avait souhaité qu’elles fussent là et nous les montre à dessein.

Il y a quelque légitimité à convoquer une fois encore Walter Benjamin tant il me semble l’homme de la situation, traçant des lignes entre la ville, Atget, les chiffonniers, l’histoire comme une théorie des signes involontaires, de ces traces laissées qui n’indiquent rien de plus que le passage de quelqu’un. Ce tas d’étoffes qui diffère d’une photographie à l’autre nous révèle, derrière le silence d’Atget, l’existence de la femme à l’intérieur de la roulotte et donc le moyen d’appréhender ce qui a probablement échappé au photographe : une forme de résistance marquée par la méfiance des chiffonniers, leur retrait, leur distance, leur silence.“ Ce paragraphe résume la méthode choisie par Yannick Le Marec, méthode d’un historien au fait des circonstances politiques du moment évoqué. L’étude détaillée des épreuves des zoniers comme des quelques photographies de l’intérieur d’Atget, des livres sur ses étagères, des magazines auxquels il semblait être abonné complètent la méthode.

Eugène Atget: Zoniers Porte d'Italie (1913)

Eugène Atget, Zoniers Porte d’Italie (1913)

Eugène Atget - Zone des fortifications - Boulevard Masséna (1910)

Eugène Atget, Zone des fortifications – Boulevard Masséna (1910)

Par une étude comparée avec minutie des deux versions d’albums composés par Atget destinés pour l’un à la Bibliothèque Nationale et pour l’autre au Musée Carnavalet, Yannick Le Marec s’interroge sur l’ordre des photographies différent dans les deux albums. Ce n’est donc pas par hasard si Atget sur une de ses cartes de visite se désignait éditeur autant que photographe. Son influence a inspiré nombre de photographes composant des séries d’images en forme de récit. Le livre reprenant la composition des albums d’Atget dans leur intégralité reste à éditer !

Yannick Le Marec consacre un chapitre de son livre à la recherche dans la presse de la période 1913 des photographies de la zone, des articles et de la situation administrative, réglmentaire de la vie sur ces zones en retrait de la ville. En janvier 1913 un photographe de l’agence Rol en parcourt une partie du côté de la porte d’Ivry. Le Marec découvre que peu de temps après, une autre photographe, Sergine Dac, publie un travail documenté dans l’Illustration. Le Marec évoque aussi l’Humanité, les textes d’Henri Sellier, autant de travail d’investigation accompagné de la reproduction de quelques photographies significatives de l’agnnce Rol et de Séverine Dac.

Portraits de famille

Dans le dernier chapitre, Yannick Le Marec fait l’éloge de la lenteur. Il remarque qu’Atget n’a jamais photographié les transformations de la ville liées au progrès technique, le chantier du métro, les automobiles, etc.

Eugène Atget, Chiffonniers. Porte d'Asnières, cité Valmy

Eugène Atget, Chiffonniers. Porte d’Asnières, cité Valmy

« Par la représentation de communautés condamnées, Eugène Atget aurait cherché à réhabiliter des familles de travailleurs injustement maltraitées, par un processus de mise en image dont on a vu qu’il s’inscrivait en rupture avec les normes habituelles de traitement des camps de « romanichels » et des cités de chiffonniers, qui mettaient en avant la saleté, la vie mêlée aux animaux et le laisser-aller dans l’éducation des enfants, voire leur insertion dans des réseaux délinquants – des normes qui usaient de vues panoramiques des installations de la zone, révélant autant ses structures que sa misère, insistant sur les dimensions négatives des bidonvilles. En opposition à ces pratiques, Atget a utilisé le plan rapproché des hommes au travail, de leur lieu de vie et d’activité, et réalisé quand il le pouvait des portraits de famille. »

Comme l’indique le sous-titre qu’il donne à son livre, « la photographie des hommes libres », Yannick Le Marec situe enfin Atget dans un monde politique. Nous ne pouvons pas à sa lecture ne pas faire quelques rapprochements avec la période que nous vivons. Un livre que peuvent lire ceux qui ne connaissent rien d’Atget, de son époque, de sa vie traversée par une grande guerre pendant laquelle on pense qu’il n’a pas photographié.Et ces albums dans lesquels Atget brouille l’ordre chronologique des images pour nous amener à comprendre le sens politique qu’il suggère.

Photo: Eugène Atget, Chiffonniers sur la zone des fortifications- Porte d'Asnières

Eugène Atget, Chiffonniers sur la zone des fortifications – Porte d’Asnières

Yannick Le Marec, Eugène Atget. La photographie des hommes libres, éditions LOCO, 152 pages, 30 reproductions en bichromie, 2025, 22€.

À lire également: « Eugène » par Gilles Walusinski (Entomologie photographique)

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