“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?
Il n’était plus temps de se cacher derrière son petit doigt, ni son petit stylo. Après plusieurs épisodes sur la vie en conserve (clips vidéos, youtubeurs, vineurs, etc.), il était temps d’affronter la vie en direct sur le web. Des gens qui montrent leur corps en même temps que vous les regardez, à qui vous pouvez même éventuellement demander de faire des trucs.
Par exemple sur Cam4, un site où tout un chacun peut chatter, s’exhiber (c’est le principe, mais vous pouvez juste discuter, si vous préférez) ou se prostituer virtuellement. Cela consiste à demander des tokens ou jetons, convertibles en vrai fric, pour montrer ses organes génitaux ou accomplir différentes étapes d’une masturbation ou d’un rapport sexuel, si les webcameurs sont deux. On retrouve, avec l’humour en moins, quelque chose du célèbre Catalogue des prix d’amour de Mademoiselle Marcelle Lapompe :
Nous, voyeurs simples, écrivons, mais les cameurs répondent soit par écrit, soit de vive voix si leur micro est branché. Il faut bien avouer que le voyeur n’est généralement pas prompt à lâcher sa thune. Comme toute virtualité, celle de Cam4 se suffit en quelque sorte à elle-même : il y a quelqu’un dans l’écran et on verbalise ses fantasmes. Pas la peine qu’ils se réalisent. Par exemple, à Pussy71, femme hétérosexuelle qui annonce 89 ans mais qui ne doit pas en avoir plus de soixante, inscrite sur Cam4 depuis le 20 janvier 2013, 1m60, piercée au sexe, Lapinecho demande : “Tu te caresses ?” Pussy71 écrit : “tip” (ce qui veut dire “mets du pourboire”).
Alors Lapinecho met 30 jetons. Sexy71, qui porte une nuisette et des bas résilles, des lunettes de myope et repose sur un divan anonyme (le même que la plupart des habitant(e)s de Cam4, quel que soit le pays et l’heure, un divan-signe avec de gros coussins ajoutés, dont on comprend qu’on ne peut s’asseoir dessus pour faire autre chose que se masturber, un divan impraticable dans la vie de tous les jours, impropre à la lecture ou la lassitude), Sexy71 se lève donc, en maugréant un peu, dit qu’elle montre une fois mais c’est tout, il faut dire que Lapinecho n’a pas été très généreux, et elle enlève sa culotte. Suspense, que verra-t-on ? Finalement, elle se rassoit et écarte les jambes puis les lèvres de son sexe.
Lapinecho dit, comme si cela n’était pas déjà fait, “Montre moi ta chatte” puis “Ouiiii continue”. BIGJIM3 dit : “Oh yess bb” et Ausdick (bite étrangère, si l’on traduit de l’allemand et de l’anglais) : “mmmmmm beautiful”. Bambousayan : “Hummm j’y mettrai bien ma langue”. MacenroeAD, dont le pseudo ressemble au mot maquereau, incite ses collègues de chatroom à donner de l’argent : “Tips guys please”. Il n’en faut pas plus à Lapinecho pour déclarer “Tu vas me faire gicler” puis aussitôt “ça y est c’est fait”. Peu de temps après, Sexy71 ferme sa cam et quitte le site.
Juste à côté, si l’on considère que les chatrooms sont autant de chambres par la porte desquelles on peut passer la tête, Joschat50, qui affiche 40 ans mais a, de fait, l’air d’en avoir cinquante, indique dans sa headline qu’elle est au travail. On la croit volontiers, car elle a l’air enfermée dans un cubicule blanchâtre. Que fait-elle ? On ne le saura jamais. Elle aussi a son micro branché. Elle est totalement habillée, et même un peu emmitouflée. C’est le début de l’automne, normal, on ne met le chauffage qu’à la mi-octobre. Une femme connectée cherche une partenaire occasionnelle réelle. Des hommes demandent si Joschat50 aime le SM, si elle pisse et ce genre de choses. Du coup, décidée à se montrer, semble-t-il, Joschat50 se déplace (on ne voit plus rien) puis on la retrouve dans des toilettes, et sur la porte ouverte on voit le picto des chiottes pour hommes. A cette heure-là, il ne doit plus y avoir personne qu’elle dans les bureaux de l’entreprise.
Mais soudain, on entend une autre voix féminine, tandis que l’image se fige. L’autre voix dit que l’ennui c’est qu’elle reçoit les contrats très irrégulièrement, tu vois ce mois-ci, j’ai pas reçu alors comment je fais sans contrat de travail. On sent une vraie lassitude dans la voix. La plainte continue comme ça une ou deux minutes. Joschat50 répond par monosyllabes à l’autre voix. Elle n’a pas l’air d’avoir de solution à proposer.
Pendant ce temps, le chat porno continue, mais Joschat50 finit par écrire qu’elle est au téléphone, s’excuse. Puis elle dit qu’elle doit partir. Pendant un moment, son doigt apparaît au premier plan de l’image saccadée, elle est en train de couper la connection.
Éric Loret
Courrier du corps
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