Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.
À la différence du Quartier latin ou de Belleville, la Goutte d’Or n’est pas très présente en littérature, mais une seule œuvre a suffi.
La Goutte d’Or, c’est L’Assommoir. On connaît peu d’exemples d’une telle identification d’un quartier et d’un livre. Cet héritage littéraire fait partie intégrante de l’identité du quartier, n’en déplaise aux urbanistes qui ont fait table rase des lieux du roman à partir des années 1980 et s’en sont cru quitte de baptiser une placette mal fichue, fermée sur trois côtés, à l’emplacement approximatif du lavoir de madame Fauconnier.
Peu importe ! Les petits plans griffonnés par Zola dans ses carnets se superposent au tracé actuel des rues, la poste de la rue des Islettes résonne des battoirs du lavoir de l’ancienne rue Neuve de la Goutte d’Or et le supermarché Tati des rires avinés de chez le père Colombe. En 1944, des bombes alliées destinées à la gare de triage sont tombées sur ces rues, sans faire autant de dégâts que les catastrophiques réhabilitations urbaines et les opérations immobilières postérieures. La plupart des habitants ignorent mettre leurs pas dans ceux de Gervaise, et pourtant l’esprit du roman de Zola reste. L’ivrogne Coupeau renaît dans les camés de Lariboisière, Gervaise dans les prostituées africaines de Château Rouge, et ces migrants qui dorment dans les squares, c’est le père Bru qui meurt de froid sous son escalier. Misère, déchéance, solidarité et espoir : tout Zola est encore là…
Pour le reste, les rues du quartier font peu de cas de la littérature. Leurs noms rendent plutôt hommage aux anciens propriétaires du terrain (rue Léon), à leurs femmes (rue Ernestine) ou à leurs filles (rue Myrha), dénotant un reste d’esprit provincial. En 1992, Boris Vian s’est vu consacrer un escalier nouvellement ouvert au nord du « fichu carrefour » où Gervaise se prostituait. Il est aussi décrépit qu’insalubre aujourd’hui et la famille de Vian bataille pour le faire débaptiser (la mairie a promis une réfection, sans cesse retardée). Avant lui, en 1932, Francis Carco avait vu rebaptiser de son nom l’ancien passage de la Goutte-d’Or, un coude aveugle d’une cinquantaine de mètre qui doit sa célébrité à ce qu’y vécut Jeanne Weber, l’ogresse de la Goutte d’Or, qui étrangla une dizaine d’enfants du quartier à la fin du XIXe siècle…
On imagine mieux, comme hommage…
C’est tout pour les rues. Et les librairies ? Autant de librairies coraniques qu’on voudra, mais pour ce qui est de la littérature… La seule qui ait résisté au temps se trouve rue Pierre-L’Ermite : c’est Libraires Associés, une librairie caverneuse dans une ancienne forge, retranchée derrière une vieille porte de grange, sans visibilité sur la rue, au-dessus d’une cave voutées aux airs médiévaux où pourrait se réfugier un condisciple de Pierre (sauf que Pierre L’Ermite ne fut pas ermite, il préférait prêcher la croisade contre les infidèles, ce qui ne manque pas de sel dans ce petit carré de rues aux noms d’apôtres et de saints, Bruno, Mathieu, Jérôme et Luc, et cette rue d’Alger rebaptisée Affre du nom d’un archevêque de Paris. Pourquoi ce nom, d’ailleurs ? La Nomenclature des voies publiques invoque dans l’édition de 1898 la « proximité de l’église Saint-Bernard ». Quand on sait que celle-ci a été consacrée du nom de l’abbé de Clairvaux qu’on pensait – probablement à tort – venu prêcher la deuxième croisade dans les parages, on se dit que la guerre de religions se jouait dans la toponymie du quartier bien avant que les réacs de tout poil viennent dénoncer les prières de rue de la rue Myrha – anciennement rue de Constantine, soit dit en passant).
Libraires Associés (où ne trône pas par hasard la photo de Rimbaud découverte récemment par les propriétaires aux puces de Saint-Ouen) symbolise une réalité de ce quartier : la tension entre le visible et le clandestin, particulièrement en matière de culture.
La Goutte d’Or se donne à voir. On y vit dehors, jusque tard dans la nuit. L’été, les habitants des rez-de-chaussée sortent les tables et les chaises pour déjeuner sur le trottoir. On parle fort, on crie, le linge sale laissé par les blanchisseuses disparues ne se lave plus en famille (« aujourd’hui on blanchit encore, à la goutte d’Or » chantait Bruant) mais au grand jour. Tout se sait, ici, le téléphone arabe grésille toute la journée au comptoir des cafés.
À l’inverse de la réputation d’hermétisme du quartier. Car la Goutte d’Or a longtemps été ce quartier mystérieux où l’on n’entre pas. Le quartier de tous les trafics, où d’inavouables pactes sont scellés dans les arrière-salles des mêmes cafés. Qui se promène le samedi matin au marché des voleurs sait de quoi je parle. C’est le quartier où la survie dépend de la discrétion, le quartier des femmes voilées et de tous les anonymes qui entendent le rester, comme celui qui m’a obligé à effacer les photos que j’avais prises rue Charbonnière, l’autre matin…
Il en va de même pour la culture. D’une part, une culture de rue festive, bruyante et colorée, des festivals et des concerts pour la « Goutte d’Or en fête », de la musique du monde, du zouk et du reggae, des pique-niques collectifs et des ateliers d’artistes ouverts à tous pendant les « Portes d’Or ». De l’autre, une mémoire secrète, littéraire, nourrie des souvenirs d’Eugène Dabit, qui grandit rue de Suez, et d’Albert Simonin, rue Riquet ; de chansons d’Eugène Pottier, qui mourut rue de Chartres, et d’Aristide Bruant, avec ses « garçons d’lavoir (…), bien râblés même un peu butors » ; de souvenirs de la Commune et de Louise Michel, qui vécut chez sa mère rue Polonceau à son retour du bagne ; des dîners artistiques du club du Bon Bock aux Vendanges de Bourgogne et des réunions politiques de Deleuze, Claude Mauriac ou Foucault salle Saint-Bruno ; et bien sûr, Zola.
Il a beau n’avoir entendu aucun de ces noms de toute sa vie, voilà une partie de l’héritage culturel secret que l’habitant de la Goutte d’Or reçoit à son installation dans le quartier, et qu’il contribue à perpétuer, inconsciemment.
Sébastien Rutés
(No-)go zone
0 commentaires